
Éditorial
Garder le rythme
D'après l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle 1, c’est Huawei, le géant chinois des télécoms, qui détient pour 2017 le record du nombre de brevets déposés à travers le monde au cours de l’année, devant un autre chinois (ZTE), et loin devant les traditionnels Intel et Mitsubishi. L’OMPI prévoit que, sur cet indicateur, la Chine dépassera les États-Unis dans les trois prochaines années. Les deux secteurs d’activité sur lesquels ce numéro est l’occasion de se pencher évoluent selon un rythme assez comparable.
Nous plongeons tout d’abord dans le vaste domaine de l’intelligence artificielle (IA), pour tenter d’en cerner les contours au-delà des promesses parfois étonnantes qu’y associe la presse grand public. En résumé de quoi s’agit-il ? De l’ensemble des techniques permettant de suggérer, voire de prendre, des décisions de façon automatisée : selon cette acception, c’est un champ qui est apparu dans les années 80 et qui s’est petit à petit, depuis lors, fait une place dans la marche des affaires. Nous avons d’ailleurs tous pu constater que ces systèmes experts ont progressé ces trente dernières années : ils ont d’abord battu un champion aux échecs (puis au jeu de go en 2015), nous ont ensuite aidés au volant en détectant les situations dangereuses pour déclencher un freinage d’urgence, jusqu’à entrer dans nos cuisines pour nous permettre de commander nos courses par une simple instruction de la voix. Cette progression, nous expliquent nos camarades, illustre la très belle réussite de l’IA dans tous les environnements bien contrôlés, dans lesquels il suffit de savoir gérer une part d’incertitude et de complexité, laquelle n’est pas facilement modélisable et était mal prise en compte par les technologies précédentes. Mais le passage à des situations « vraiment » réelles aboutit à des résultats moins probants : l’automatisation complète de la conduite automobile n’est pas encore réussie, et aucun système n’est vraiment parvenu à s’implanter dans les opérations industrielles pour assister de bout en bout les équipes dans le pilotage des opérations. De lourds enjeux sont donc devant nous. Au plan technique, il faut réussir à concevoir des systèmes qui apprennent par eux-mêmes, un peu comme un enfant apprend à parler : c’est l’objet des travaux sur les réseaux neuronaux. Au plan stratégique, plus essentiel encore que la disponibilité d’algorithmes performants est l’accès à des données rares (génétiques par exemple), dont la localisation géographique compte aussi (voudrions-nous que nos actifs les plus stratégiques soient tous situés sur le sol américain ?). Sur le plan des principes, enfin, reproduire le fonctionnement du cerveau humain peut soulever des questions éthiques, que nous tentons de lister, à défaut bien entendu d’y apporter une réponse incontournable ; à chacun d’y réfléchir !
Notre modèle d’économie « linéaire » peut aussi nous interpeller : fondé depuis la Seconde Guerre mondiale sur l’abondance de biens et la société de consommation, il nous fait allègrement oublier quelques grandes tendances qui heurtent ce que, dans nos campagnes, on appelle le « grand bon sens ». Par exemple l’année dernière, la population mondiale a consommé les ressources naturelles 1,7 fois plus vite que les écosystèmes n’ont pu les régénérer ; or nous serons 10 milliards en 2050 ! Ou encore : seulement 6% des matériaux qui circulent dans l’économie sont recyclés, taux qui descend jusqu’à 1% pour l’indium, utilisé dans les écrans tactiles de nos téléphones. Ou enfin : l’équivalent de quatre tours du monde est nécessaire pour fabriquer un smartphone qu’on renouvelle en moyenne tous les deux ans et deux mois (on estime que 100 millions de smartphones sont stockés par les particuliers en France). C’est pour revenir à des pratiques plus sensées qu’est apparu le concept d’économie « circulaire », dont on comprend dans les pages qui suivent qu’il va bien au-delà du recyclage, et qui est susceptible tout à la fois de répondre au défi de la raréfaction des ressources, de créer des emplois, et de réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Mais d’une part l’émergence naturelle de ces nouveaux business models n’est pas garantie (on s’attend en effet à ce que le prix d’un produit recyclé soit inférieur à celui d’un produit neuf, mais ce n’est pas si évident). Et d’autre part les schémas économiques à inventer sont plus complexes que ceux que l’on rencontre habituellement. Pour toutes ces raisons ce secteur a besoin d’ingénieurs !
Sur le marché des robots, cela fait désormais cinq ans que la Chine a dépassé les USA : en 2017, sur les 294 000 robots vendus sur la planète, près d’un tiers ont été destinés au marché chinois 2. Il ne semble pas trop tard pour que nos entreprises prennent des positions décisives dans les domaines que nous découvrons ce mois-ci. Mais à l’évidence le temps presse, et nos concurrents ne sont pas près de ralentir…
Guillaume APPÉRÉ (P02/CM05)
1 http://www.wipo.int/export/sites/www/ipstats/en/docs/infographic_pct_2017.pdf
2 Innovation Takes Off In China, Clay Chandler, Fortune, 01/12/17.