Un théâtre de recherche pour tous
Entre mon métier d’Ingénieur et celui de metteur en scène de théâtre, ce qui est un peu transversal c’est l’innovation, la création, la recherche aussi bien théorique qu’appliquée. «La vérité est concrète» disait Brecht et l’art du théâtre présente effectivement une certaine aridité compensée par l’aspect pratique de sa mise en œuvre. La devise de l’Ecole des Mines de Paris «Théorie et Pratique» a aussi un sens en art.
Il y a trente ans, quand j’ai annoncé mon intention de devenir un homme de théâtre professionnellement, mes aînés ingénieurs soulignaient l’aspect «farfelu» d’une pratique artistique. Or, c’est une pratique sérieuse : allier divertissement et faire penser. Faire du théâtre est souvent perçu comme une activité accessoire et donc identifiée plus ou moins au théâtre amateur avec ses passionnés et ses approximations. Mais le théâtre est d’abord un métier d’art, un artisanat qui demande une tradition orale, un vocabulaire spécifique, des anecdotes qui humanisent son histoire. Faire du théâtre, c’est aussi diriger une entreprise, inventer une économie, gérer des finances, porter des demandes de subventions auprès de différentes instances. On a beaucoup glosé sur les intermittents du spectacle et colporté bien des inexactitudes sans rigueur intellectuelle alors que ce système permet une véritable flexi-sécurité. Mais au-delà de tous ces aspects, le cœur de ce métier pose avant tout beaucoup de questions : de quoi parle-t-on, à qui, qu’est-ce qu’on raconte, quels sont les récits, quel est leur intérêt et avec quels moyens ? Et pour quel jeu et quel type de jeu ?1
Il y a des ressemblances entre la création en art et la création en sciences, terme que j’entends au sens large (sciences fondamentales et sciences appliquées). On a les mêmes questions. Une démarche première est de ne pas tenter d’y répondre tout de suite, de faire une pause et de regarder ces questions posées avec une acuité particulière : qu’est-ce qui me surprend ? qu’est-ce qui m’intéresse et me trouble à la fois ? Cette scrutation, par une observation obstinée peut conduire à trouver quelque chose, ou à dévoiler ce qui est déjà là et qu’on n’avait pas vu. On peut évoquer à ce propos la célèbre phrase de Picasso : Je ne cherche pas, je trouve. Cette phrase résonne comme une véritable provocation aux chercheurs de toutes disciplines ; elle insiste en fait sur les conditions de la création, elle assimile la création à la découverte. Que ce soit en art ou en sciences, la démarche créatrice est la même. Seule la matière est différente. Dans le cas de la science, on s’intéresse au réel qui nous environne ou qui nous constitue et on tend vers l’objectivité. En art, on s’intéresse à l’imaginaire la matière travaillée et non l’utilitaire comme en sciences2.
Pratiquer un art comme créateur développe donc l’esprit d’innovation. Et, depuis Duchamp, apprécier un art comme spectateur, nous savons que cela suppose une appropriation du «lecteur» de l’œuvre qui, tel l’artiste qui dialogue avec lui, peut découvrir lui aussi des aspects qui le touchent, le passionnent, le questionnent. Le spectateur devient co-créateur de l’œuvre. Il passe ainsi du statut de consommateur au statut d’acteur. La pratique d’un art devient une école de la création, un entraînement à la créativité. En tant que metteur en scène, ce que j’aime, c’est faire surgir, par une esthétique de la simplicité, des univers riches et complexes. Ouvrir des pistes qui élargissent l’imaginaire. Pour illustrer mon propos, voici trois cas vécus «d’ouverture» dans les pièces que j’ai pu mettre en scène.
Premier exemple : dans la pièce comme il vous plaira de Shakespeare montée en 1989 à Paris au Théâtre 13 : une jeune femme, Rosalinde, découvre l’amour en la personne d’un jeune renégat, Orlando, et décide d’échapper à la cour puritaine de son oncle pour retrouver, dans la forêt d’Arden, son père banni par son frère qui fait un coup d’état, imposant un régime tyrannique. Je devais trouver pour chaque scène des objets médiateurs des enjeux des personnages. Pour Shakespeare, qui respire mieux dans les scénographies nues, mon idée a été de créer pour chaque personnage des costumes évocateurs de leurs préoccupations, mais aussi de leur culture, en l’occurrence britannique. Plutôt que de choisir des costumes historiques du XVIe siècle qui ne susciteraient aucun étonnement, j’ai préféré opter pour des costumes de toutes les époques. Dans la photo ci-dessous, on aperçoit les deux princesses Celia et Rosalinde avant leur départ ; elles arborent de vastes robes-jupon qui les corsettent à l’image des robes élisabéthaines. Elles sont pourvues de grosses roulettes en bois leur permettant de parcourir la scène de façon, solennelle, ludique et enfantine ce qui correspondait bien à leur côté encore immature, à leur rang politique, mais aussi à leur assujettissement à la vie de cour. Elles pouvaient cependant s’en échapper quand elles se retrouvaient seules pour disserter sur leur désarroi amoureux.
L’anachronisme est encore accentué par les perruques baroques à la Barry Lyndon. Le personnage masculin entouré par les deux princesses est le génial fou Pierre de Touche. Il porte un manteau et un haut de forme victorien, un grand nœud de clown et une moustache à la Einstein. Une duchesse en costume d’époque fin règne de Louis XIV les prévient d’un événement imminent à la cour. Voilà comment les costumes ouvrent des pistes : enfermement et immaturité des princesses, fou à la Lewis Carol renvoyant à l’onirisme, présence oppressive des époques d’austérités morales, grand thème de Shakespeare.
Deuxième exemple : choisi dans le théâtre contemporain : État des lieux avant le chaos de Serge Adam3, spectacle monté en 2005 à la Maison des métallos à Paris (extrait consultable sur Internet - voir4). C’est un florilège de saynètes qui illustrent la déliquescence de la société dans différents domaines : social, économique, médiatique, économique, etc. Je veux parler ici d’une saynète intitulée Un beau contrat dont voilà un extrait : L’homme qui regarde. - Tu es fou. L’homme qui travaille. - Je suis vivant. Et l’avenir m’appartient ! (Il remplit son verre, le vide d’un trait, le remplit à nouveau et se remet au travail). L’homme a besoin de boîtes pour ranger ses souvenirs, pour protéger ses rêves, pour semer ses projets, pour nourrir ses utopies. L’homme qui regarde. - Mais qui voudra de ces boîtes qui ne ressemblent à rien ?
S’ensuit un conflit entre ces deux hommes, l’homme qui regarde prédisant un sort funeste à l’homme qui travaille, une déchéance, l’abandon de sa femme, etc. Mais l’homme qui travaille tient bon, et finira par recevoir un coup de fil d’un client amateur d’art qui le sauvera. On voit que l’homme qui travaille est un artiste et la métaphore du succès de tout homme de foi travaillant sur la durée. En scrutant ce texte, j’ai proposé une interprétation qui surprendra même l’auteur qui n’y avait pas forcément pensé. J’ai imaginé que l’homme qui regarde n’était autre que le diable, personnage éminemment théâtral comme le montre le Faust de Goethe. En inventant un jeu du diable, à la fois pervers et débonnaire, à l’allure insinuante et obsédante face à la droiture de l’homme qui travaille, la scène présentait une version modernisée du mythe du bien et du mal, plongeant notre contemplation dans la métaphysique.
Troisième exemple : Chien ou Loup, mon dernier spectacle, sur l’aliénation face à la liberté5. Cette fois, dans ce travail, le mythe est premier et le choix de quatre petites pièces illustrant ce mythe est venu ensuite. Ainsi, l’une d’entre elles, Tragédien malgré lui de Tchekhov présente un homme, Tolkatchov qui habite à la campagne et doit faire les courses de tout son voisinage. Acceptant cette aliénation, il est à bout et songe à se suicider. Au moment où il avoue à son ami «Ça reste entre nous, hein ? Je compte aller voir un psychiatre», il bondit sur lui et d’aliéné se transforme en agresseur, en fauve attaquant par derrière (voir photo ci-dessous).
Au-delà de ce jeu, on peut y découvrir nos démons inconscients qui nous cernent. Remarquons que l’ami joue au psychanalyste indiquant ses remarques sur un carnet. On ouvre donc sur des univers riches et complexes : sauvagerie domestiquée de l’homme, ses parts inconscientes, les menaces kafkaïennes...
Savoir lire un spectacle comme œuvre d’art, lavoro d’arte (travail d’art), entraîne à la créativité, entraînement utile pour toutes ses activités. Pour conclure, je veux partager avec vous la lecture de ce texte, un peu désuet dans sa forme mais passionnant par son contenu, et réveillant par son avertissement au seuil de la guerre de 14-18 :
«L’art, c’est la contemplation. C’est le plaisir de l’esprit qui pénètre la nature et qui y devine l’esprit dont elle est elle-même animée. C’est la joie et l’intelligence qui voit clair dans l’univers et qui recrée en l’illuminant de conscience. L’art, c’est la plus sublime mission de l’homme puisque c’est l’exercice de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire comprendre. Mais aujourd’hui l’humanité croit pouvoir se passer d’art. Elle ne veut plus méditer, contempler, rêver : elle veut jouir physiquement. Les hautes et les profondes vérités lui sont indifférentes : il lui suffit de contenter ses appétits corporels. L’humanité présente est bestiale : elle n’a que faire des artistes».
«Auguste Rodin, L’Art, Entretiens avec Paul Gsell», Les Cahiers Rouges, Grasset, Paris, 1911.
À nous de démentir le Maître... ■
1 AK, une école de la création théâtrale par Alain Knapp, Actes Sud 1993.
2 Art et Science, Regards croisés, Jean-Christophe Barbaud, Alain Knapp Théâtre/Public 126, 1995 in Théâtre, Science et Imagination.
3 États des lieux avant le chaos : Comédies et tragédies de l’époque de Serge Adam - Janvier 2006 / L’Archange Minotaure.
4 http://www.etat-des-lieux-avant-le-chaos.fr
5 https://www.facebook.com/ChienOuLoup
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