Les sociétés françaises d'ingénierie et de conseil en technologies face à la crise
Ingénieur Général des Mines
Conseil Général de l’Industrie, de l’Énergie et des Technologies
Auteur du «Rapport sur les Sociétés Françaises d’Ingénierie et de Conseil en Technologies» remis le 8 février à Monsieur Eric Besson, Ministre de l’Industrie
L’ingénierie et le conseil en technologies en France
Le secteur de l’ingénierie et du conseil en technologies (ICT) emploie 70 000 salariés et a réalisé 6 G€ de chiffre d’affaires en 2009. En raison de la crise, sa croissance a marqué un temps d’arrêt, mais le SYNTEC-Ingénierie prévoit un retour à une croissance annuelle de 4 à 5% par an dès cette année.
Les 14 plus grandes sociétés du secteur (AKKA Technologies, ALTEN, ALTRAN, Assystem, Sogeti High Tech, etc.) représentent la quasi-totalité du chiffre d’affaires et des effectifs du secteur. En une trentaine d’années, elles sont passées du statut de sociétés d’assistance technique à celui de groupes industriels de bonne taille, pour les plus grandes, dotés de compétences propres, d’outils et de méthodes de développement, capables de maîtriser les différentes composantes d’un grand projet, voire d’en assurer la direction. Leur compétence s’étend désormais au conseil en technologies. C’est pourquoi on parle de sociétés d’ingénierie et de conseil en technologies (SICT). De plus, en intervenant dans différentes entreprises d’une même branche ou dans différentes branches, elles concourent à une fertilisation croisée bénéfique à l’ensemble de l’industrie nationale.
Certaines SICT continuent à privilégier le modèle historique de l’assistance technique. D’autres jouent la spécialisation. Les unes ont un large spectre de clients, notamment dans les domaines à cycle court (automobile, électronique, etc.). Les autres privilégient les domaines à cycle long (aéronautique, défense, nucléaire). Au final, le croisement de ces différents éléments fait qu’elles sont loin d’avoir toutes eu le même degré d’exposition à la crise que nous avons traversée et qui a contribué à exacerber les relations entre grandes entreprises et sous-traitants et à mettre nombre de ces derniers en difficulté.
Les difficultés générales de la sous-traitance
Les mauvaises pratiques signalées par Jean-Claude Volot dans son rapport sur le cadre juridique de la sous-traitance en France1 se retrouvent largement dans le domaine de l’ICT. La plupart de ces pratiques (non-respect des délais de paiement, renégociation ou rupture unilatérale des contrats, exigence de prestations gratuites, etc.), qui semblent surtout sévir dans les secteurs d’activité à cycle court, sont pourtant illégales.
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Les nouvelles politiques d’achats
Dans un certain nombre d’entreprises, les directions des achats ont pris le pouvoir face aux SICT. Pourtant, devant la complexité d’une offre d’ingénierie et la difficulté à en appréhender la vraie valeur, elles travaillent sur le seul paramètre aisément mesurable, le prix.
Bien que basé sur des informations un peu anciennes, le graphique ci-après est intéressant en ce qu’il compare sur plusieurs années l’évolution de l’indice des prix à la consommation (IPC), de l’indice SYNTEC, des prix des services d’ingénierie (assistance technique et tierce maintenance applicative (TMA)) et de ceux des activités d’audit, de services comptables ou de conseil fiscal2. Sur la période analysée, alors que l’IPC et l’indice SYNTEC ont augmenté de 12%, le prix de vente des prestations d’ICT a baissé d’environ 2%.
Cette approche par les prix pousse naturellement les fournisseurs à répondre avec des offres bâties autour de prestations réalisées dans des pays à bas coûts, au détriment d’offres de qualité.
À trop faire de zèle, les acheteurs créent les conditions du déclin de leurs fournisseurs et après eux de celui de la France. Ils ne peuvent pas continuer à mener le jeu seuls. Le produit et la technique doivent revenir au cœur du débat. Pour fonctionner dans des conditions économiques et industrielles optimales et éviter des à-coups brutaux tant pour elle-même que pour ses salariés et pour leurs clients, l’ingénierie professionnelle a besoin d’un minimum de visibilité.
Les enchères inversées
Utilisées hors de leur contexte initial, l’achat de marchandises, les enchères inversées renforcent la tendance de l’acheteur à se focaliser sur le seul élément prix. Les SICT n’ont pourtant d’autre choix que de se plier à cette méthode qui annihile toute conscience de ce qu’on achète, qui traite l’intelligence humaine comme une marchandise et qui tire l’ensemble de la profession vers le bas.
Par ailleurs, les enchères inversées déshumanisent la relation entre l’acheteur et le prestataire. Elles les privent d’un dialogue nécessaire à une
Le code du travail interdit bien les procédures d’enchères électroniques inversées pour la fixation des salaires. Pourquoi ne pas étendre ce principe aux contrats de prestations intellectuelles dans lesquels il y a un lien direct entre leur montant et les salaires de ceux qui seront chargés de sa réalisation ?
Prix et salaires
Les coûts d’une SICT sont essentiellement constitués de sa masse salariale, à laquelle s’ajoutent des coûts d’encadrement, de commercialisation et d’administration. Les efforts tarifaires répétés exigés par les donneurs d’ordres bloquent donc directement les rémunérations des personnels productifs.
Cette politique a une conséquence immédiate. Pour avoir brutalement réduit son niveau d’assistance technique fin 2008, le secteur automobile a du mal aujourd’hui à trouver les ingénieurs dont il a besoin et qui ont été réorientés vers des secteurs moins chaotiques, comme le nucléaire.
Enfin, un jeune diplômé, si brillant soit-il, ne peut pas instantanément donner le meilleur de lui-même. Il lui faut en général de trois à cinq ans en situation pour atteindre ses pleines capacités. L’intérêt général voudrait donc que les recrutements et la formation des jeunes diplômés, mais aussi les politiques d’achat, s’inscrivent dans la durée, pour éviter qu’ils ne passent continuellement d’un projet à un autre ou d’une SICT à l’autre.
L’offshore
L’offshore s’est beaucoup développé dans les pays où on trouve à la fois un bon niveau de qualification et un bas coût de main-d’œuvre. Les SICT peuvent ainsi maintenir un prix global compétitif sans faire trop de sacrifices sur la partie française de leurs coûts. Ce faisant, elles favorisent l’émergence de concurrents qui garderont, pendant encore des années, un avantage concurrentiel important, du fait de salaires plus bas. Le niveau technologique de ces pays s’élève toutefois rapidement. La question à terme ne sera donc plus de délocaliser chez eux des activités intéressant l’Occident ou de leur apporter une assistance technique, mais bien d’arriver à conquérir des parts de leur marché national. En ce sens, la création aujourd’hui d’activités offshore dans ces pays peut constituer une base de développement précieuse pour l’avenir.

Figure n°3 : Figure 2 : comparaison de l’évolution des prix des services d’ingénierie à l’indice des prix à la consommation, à l’indice SYNTEC et à l’évolution des prix des services comptables, juridiques et fiscaux
Dans le classement Universum 2010, aucune SSII ou SICT ne figurait parmi les 30 premières sociétés françaises qui attirent le plus les jeunes diplômés ingénieurs ou informaticiens. La première est Capgemini au 39ème rang. Parmi les SICT n’apparaissent qu’ALTRAN au 58ème rang et ALTEN au 89ème. En revanche on trouve BNP-Paribas au 23ème rang et la Société générale au 36ème.
Sur les 35 000 ingénieurs, DESS et doctorants sortant chaque année des écoles d’ingénieurs et des universités, seuls 20 000 rejoignent l’industrie et la R&D et 7 500 vont dans des SICT. Il n’est d’ailleurs pas certain que ces derniers y trouvent des satisfactions puisque le secteur connaît un turnover moyen de 20 à 30% par an.
En France, les métiers de l’ingénieur et, plus généralement, l’emploi industriel attirent de moins en moins les jeunes. Ce déficit d’image et d’attrait de l’industrie a de multiples causes. Mentionnons simplement la liaison difficile entre le monde de l’enseignement et celui de l’entreprise, l’image généralement médiocre donnée de l’industrie par les médias (licenciements, accidents technologiques, etc.) et des rémunérations plus faibles que dans d’autres secteurs.
Il faut absolument promouvoir une image dynamique et valorisante de l’industrie française auprès des jeunes et auprès du monde enseignant, en insistant sur sa contribution à l’économie nationale. Les solutions sont connues. Elles ont été exposées par le Président de la République dans son discours de Marignane (4 mars 2010) : visites d’entreprises, adaptation des enseignements techniques pour les mettre au diapason de l’industrie réelle, etc.
Ce programme sera d’autant plus efficace que les élèves seront sensibilisés jeunes aux métiers de l’industrie. Pour autant, il ne faut pas se cacher que le point noir reste celui des rémunérations : une journée de bon ingénieur s’achète au même prix qu’une heure d’un bon avocat : entre 300 et 400 € ! Le drame de cette situation est qu’elle ne profite réellement à personne. Le jour où notre industrie devra faire appel à des sociétés d’ingénierie asiatiques pour développer ses produits, elle signera son arrêt de mort. Une usine délocalisée peut être relocalisée. Un savoir-faire délocalisé ne revient jamais.
Favoriser le développement des SICT
Le modèle français est inadapté à un monde globalisé. L’approche généraliste, intimement liée à la philosophie de l’assistance technique, dépend en effet trop du carcan historique du code du travail pour avoir un vrai avenir. Il faut changer de modèle, vendre au client de la technologie et du management et lui montrer les gains qu’il peut en attendre. Il y aurait donc avantage à pousser à la spécialisation des SICT dans quelques domaines.
Le développement international constitue un formidable vecteur de croissance. C’est dans les pays émergents que se situent la plupart des grands projets sur lesquels l’ingénierie française peut apporter sa valeur ajoutée. Un meilleur positionnement de l’ICT française permettrait de développer la présence française à l’étranger. En effet, en devenant plus actives sur le marché mondial, nos sociétés d’ingénierie ne mèneraient pas seulement une stratégie conforme à leur intérêt propre. Elles contribueraient également au développement international des entreprises françaises dans leur ensemble.
Au travers de ses sociétés d’ingénierie, la France dispose d’atouts considérables qu’elle doit mieux valoriser : excellence technique, expérience des projets, souplesse, etc. Elle doit aller plus loin dans les efforts d’adaptation qu’elle a déjà entrepris. C’est ainsi qu’elle pourra prétendre tenir un rôle sur la scène internationale où se joue l’avenir. ●
1Jean-Claude Volot, Rapport sur le dispositif juridique concernant les relations interentreprises et la sous-traitance du médiateur des relations inter-industrielles et de la sous-traitance à Monsieur le Ministre chargé de l’Industrie et à Monsieur le Secrétaire d’État chargé du Commerce, de l’Artisanat, des Petites et Moyennes Entreprises, du Tourisme, des Services et de la Consommation, 30 juillet 2010. (http://www.economie.gouv.fr/services/rap10/100830rap_Volot_sous-traitance.pdf).
2Source GEICET, d’après des données INSEE et SYNTEC.
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