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juillet 2018

Les métiers de l’économie circulaire : du chiffonnier au start-uper… en passant par l’ingénieur !

 


L’ économie circulaire est vieille comme le monde, et jusqu’il y a peu de siècles tout se recyclait : chiffonniers, rémouleurs, élevage domestique de poules ou cochons permettaient de se passer de décharges.

L’économie linéaire est apparue avec la révolution industrielle et la civilisation urbaine : les déchets sont devenus trop complexes à réacheminer vers les élevages, l’espace trop coûteux pour entretenir des cochons sur place ou garder des objets qui ne serviraient peut-être que des années plus tard… L’invention de la poubelle vers 1880 a marqué l’avènement d’une nouvelle civilisation : la société de consommation, où l’on consomme sans produire en parallèle et où l’on se débarrasse de déchets en grande quantité.

En revanche, de nouvelles formes d’économie circulaire étaient déjà apparues en ville, permises par cette densité même : brocantes, consignes de bouteilles, logements en location et transports en commun ne sont possibles qu’en zone urbaine où il y a assez d’utilisateurs pour justifier un investissement lourd : transporter les antiquités ou produits de seconde main, investir dans l’infrastructure et le fonctionnement des transports en commun ou de transports dédiés, investir dans des logements à usage locatif avec la quasi-certitude qu’ils se loueront.

 

Depuis une vingtaine d’années, plusieurs nouveaux défis justifient toutefois un renouvellement et de nouveaux concepts dans l’économie circulaire pour y faire apparaître des métiers plus techniques, des métiers d’ingénieurs – qui vont être au centre de la suite de cet article :
• La préservation de l’environnement répond au défi de l’espace de stockage des déchets: nous ne voulons plus voir ni sentir les immenses décharges que connaissent encore les pays en développement, polluantes pour les riverains comme pour les employés qui y travaillent ;
• La rareté croissante de certaines ressources, minérales, énergétiques ou renouvelables conduit à en optimiser l’usage et le réemploi ; • Arrêter le réchauffement climatique suppose une efficacité énergétique très accrue, une consommation d’énergie fossile ou de matériaux intensifs en énergie réduite, une réduction des émissions des transports, et donc de nouvelles formes d’organisation de l’économie, plus circulaires;
• L’économie circulaire est une activité locale, peu délocalisable et plutôt intensive en emplois ; son développement rencontre donc le souci des autorités publiques de stimuler l’emploi sur le territoire national : 800 000 emplois sont déjà repérés comme emplois de l’économie circulaire1 .

De nombreuses initiatives sont ainsi nées, en France et ailleurs pour accroître la circularité de l’économie. Très diverses, elles font intervenir les consommateurs (tri des déchets, allongement de la durée de vie de certains produits, recours à des biens plus collectifs), des associations, les collectivités locales, les pouvoirs publics (organisation du service de gestion des déchets), les entreprises, de nouvelles entreprises, etc., c’est une nouvelle économie qui émerge peu à peu. Nouvelle économie, nouveaux métiers ? Oui, bien sûr, et c’est ce que nous allons voir à la fois sur les sujets techniques, sur les modèles économiques, sur les modes d’organisation et de gouvernance locaux.

De quoi en tout cas inspirer jeunes ingénieurs, cadres confirmés qui peuvent se lancer dans l’aventure entrepreneuriale, dirigeants d’entreprise en quête de diversification, porteurs de projets d’économie sociale et solidaire, acteurs locaux, etc.

L’éventail des métiers de l’économie circulaire peut être décrit selon plusieurs grilles :
• La technicité :sont-ce des métiers d’ingénieurs ? L’image de l’économie circulaire est souvent celle d’emplois d’insertion peu qualifiés ;
• L’économie : quels modèles économiques, l’économie circulaire est-elle un secteur riche ou pauvre ?
• L’organisation : secteur privé, secteur public, quels acteurs ont des rôles à jouer et lesquels ?

Le champ de l’économie circulaire est suffisamment vaste pour qu’au-delà des métiers de l’économie circulaire, il faille aussi parler de compétences de l’économie circulaire, qui peuvent ou pourraient être intégrées à tous les métiers. La seconde partie de l’article leur est consacrée.

L’économie circulaire : un vaste champ d’innovation et de nouveaux métiers

La réutilisation de ressources est l’un des défis majeurs de notre société, et l’éco-conception des objets, gros ou petits, que nous utilisons pour notre vie quotidienne appelle à la fois beaucoup d’innovation, et une solide culture d’ingénieur généraliste, pour surmonter les obstacles.

En 1980, j’ai consacré mon voyage de fin d’études au recyclage des métaux non ferreux au Japon ; une expérience instructive, dans la mesure où j’ai vu le contraire de ce qu’était alors l’image de l’industrie japonaise électronique qui faisait rêver toute ma génération : des ateliers sales, où des dames d’aspect modeste, d’âge moyen voire mûr, triaient sur des tapis roulants des bouts de métal déchiquetés issus du broyage des voitures.

Cette image du tri manuel de déchets en vue de leur recyclage reste vivace dans d’autres esprits que le mien ; elle est encore en partie justifiée, lorsqu’on évoque les créations d’emplois de l’économie circulaire. Certaines installations font appel à des emplois non qualifiés qui peuvent être utilisés comme emplois d’insertion, avec assez peu de technicité au début – l’enjeu de cette insertion est alors de faire évoluer les personnes concernées vers des qualifications plus pointues.

Ces secteurs ont pourtant bien changé et font aujourd’hui largement appel à des compétences très pointues : le tri optique de déchets par exemple utilise des instruments très sophistiqués et les algorithmes de traitement de signal les plus avancés, pour suivre les cadences d’arrivée des déchets en minimisant les erreurs et refus de tri. Les secteurs de la chimie font aussi appel à des compétences pointues : le recyclage de solvants, de batteries, d’appareils électroniques, par exemple, est une activité aussi technique que la conception et la production de ces produits. Le recyclage de plastiques suppose de gérer les additifs qui peuvent se trouver dans les plastiques usagés, pour éviter de les diffuser dans des usages qui ne les supporteraient pas. Le recyclage de bouteilles est très ancien alors que celui du verre plat commence à peine, pour des raisons à la fois techniques et logistiques.

De manière générale, le tableau ci-dessus montre une évolution vers l’abandon progressif du tri dans les économies les plus sensibles à l’environnement (Scandinavie) mais aussi les plus denses (Benelux, Allemagne), là où le stockage de déchets ne trouve plus de place et où le recours à l’économie circulaire est la seule solution possible, peut-être aussi là où les comportements sociaux sont les plus cohérents avec la discipline de tri.

Il montre l’évolution vers une technicité accrue : méthanisation et recyclage matériel, activités plus techniques, prenant peu à peu la place de l’incinération et du stockage. En Allemagne, de nombreux fermiers ont acquis des méthaniseurs et ce revenu complémentaire est devenu leur activité principale en termes de chiffre d’affaires – leur métier s’est aussi transformé en métier industriel.

À l’autre bout de la chaîne, ou de la boucle, les métiers de l’éco-conception sont aussi émergents et de plus en plus sophistiqués dans certains secteurs ; en même temps que les entreprises du recyclage apprennent à tout recycler (comment faire des balles de papier assez cubiques pour s’empiler fermement ? Pas si simple…), les fabricants de produits apprennent à concevoir ceux-ci pour faciliter ou rendre possible leur recyclage, et à utiliser des matériaux issus du recyclage. Les entreprises du secteur automobile le font depuis longtemps et arrivent aujourd’hui à intégrer plus de 20% de plastique recyclé dans les pare-chocs ou planches de bord. On est encore loin de l’économie circulaire, et les défis techniques restent réels : les matériaux recyclés doivent avoir les mêmes performances, ne pas contenir de produits dangereux, ils doivent être stables et constants dans leurs performances, ce qui est rarement le cas des gisements de matières secondaires… La définition des process industriels doit donc adapter offre et demande pour ces nouveaux matériaux.

Certains secteurs, et notamment tous ceux qui gèrent des composants électroniques à durée de vie potentiellement inférieure à la durée de vie des pièces inertes, ont entrepris cet ajustement, mais plus récemment et avec une difficulté liée à l’évolution rapide des technologies : la réparabilité des produits pendant dix ans, qu’a lancée le groupe Seb2 , suppose de constituer des stocks de composants électroniques qui dureront longtemps après qu’ils aient cessé d’être utilisés dans les produits neufs ; la compétence à développer est en matière de logistique et traçabilité numérique… mais nul doute que les produits actuellement en conception seront différents, pour être plus facilement et plus longtemps réparables !

Enfin, l’économie circulaire est l’un des domaines où la digitalisation peut faire apparaître certains métiers innovants : sans parler d’Uber, de Blablacar ou d’AirBnB, la logistique est l’un des domaines où de nouveaux algorithmes ouvrent de nouveaux services, comme le montrent deux exemples :
• Phenix3 propose un service dans lequel les supermarchés scannent les produits proches de leur date limite de vente qu’ils sortent des rayons ; ces produits sont alors introduits sur une place de marché numérique où les associations caritatives locales peuvent voir ce qu’il y a dans chaque supermarché, réserver le lot et venir le chercher au plus tôt, optimisant leur tournée en fonction des produits disponibles dans les différents magasins d’une ville ; il évite ainsi des détours vers des magasins où d’autres auront épuisé le stock avant leur passage. Le résultat est une vraie réduction du gaspillage alimentaire et une amélioration nette du service aux plus démunis.
• Kaross4 est une application qui organise le covoiturage à courte distance. Au lieu de nécessiter comme Blablacar5 plusieurs échanges de mails entre les usagers(conducteurs et voyageurs) pour permettre l’acceptation par chacun de l’identité de l’autre, il se fonde sur des statistiques de déplacements pour permettre à un voyageur de trouver en deux clics et quelques secondes pour son trajet un chauffeur qui pourra le prendre sans se détourner de son itinéraire. C’est la puissance de l’algorithme qui permet cette instantanéité – et elle peut encore être améliorée.

Ce besoin d’ingénieurs aptes à développer des applications et algorithmes toujours plus performants pour adapter une offre de produits à recycler à des besoins de matériaux ou composants toujours plus diversifiés ou pour créer l’économie de fonctionnalité qui crée de la valeur sans accroître l’usage de matière supplémentaire déplace la question de la technique à l’économie. L’économie circulaire fait en effet appel à des modèles d’affaires plus complexes que l’économie linéaire.

Quels métiers et quelles compétences pour quels modèles économiques ?

Le développement des boucles locales fournit un premier exemple de cette complexité : l’une des façons de décarboner l’économie est de réduire la quantité de transport incluse dans chaque bien, et donc de relocaliser autant que possible certains circuits d’approvisionnement. Nombre d’initiatives ont été prises dans certaines villes ou territoires, pour organiser au mieux les échanges entre entreprises et faire en sorte que les déchets de l’une soient valorisées par d’autres acteurs locaux6 . Ces « plans de gestion matières » des territoires font partie des compétences des agglomérations et des régions, et certains se développent activement, en France et en Europe. Emballages, chaleur, eau7 , déchets, etc., le réemploi local de certaines matières premières ou secondaires améliore l’économie. Cette ingénierie collective est une nouvelle direction de développement des grandes entreprises de déchets, car elle repose sur des technologies de gestion de flux, de logistique instantanée, elles aussi assez poussées : quand le coût d’un matériau est essentiellement celui du transport, il n’est pas compétitif de charger et décharger deux fois : la compétitivité sera à celui qui saura gérer les flux pour ne faire qu’un transfert entre la source et la réutilisation du matériau sans stockage intermédiaire.

Cet exemple des boucles locales aide à comprendre certains défis de l’économie circulaire.

Plusieurs paradoxes rendent en effet instables et au moins complexes les modèles économiques de l’économie circulaire, où tout le monde n’est pas BlaBlaCar ou AirBnB :
• Les coûts : chacun s’attend à ce qu’un produit recyclé soit moins cher qu’un produit neuf. Or le coût de la récupération de produits usagés est souvent assez élevé, et leur traitement coûteux (tri, logistique, remplacement de certaines pièces, vérification, garantie de fonctionnement, etc.), pesant sur l’équilibre économique. Le prix d’une voiture d’occasion est moindre certes que celui d’une voiture neuve, mais significatif si l’on demande un service comparable à celui disponible sur une voiture neuve. Sur un autre marché plus en amont, le coût du papier récupéré peut se tendre sur le marché international si l’Asie du Sud-Est, atelier du monde, a besoin de carton d’emballage pour ses produits; les coûts de fabrication en Europe de papier recyclé, qui tire sur les mêmes gisements de papier récupéré, deviennent alors plus élevés que celui du papier à base de fibre vierge, le prix de ce papier neuf empêchant une répercussion des coûts de production du papier recyclé dans ses prix. L’économie circulaire fonctionne si deux marchés indépendants sont à peu près en phase, pas un seul.
• Les combustibles de récupération sont un autre exemple de cette instabilité : ils sont fabriqués avec des déchets organiques, et peuvent être utilisés, par des cimenteries par exemple, à la place de combustibles fossiles. Or, s’ils sont très compétitifs par rapport à de la biomasse neuve, ils ne le sont pas toujours en période de faible prix des fossiles (gaz, fuel ou charbon) ; les CSR demandent des traitements et du transport, et ont donc des coûts fixes non négligeables ; l’équilibre économique vient dans ce cas de ce que le fournisseur des matières organiques paye pour s’en débarrasser, apportant un complément de revenu au modèle économique.
• Du produit au service ? L’un des ressorts de l’économie circulaire est l’économie de fonctionnalité, qui consiste à économiser l’investissement matériel en le faisant utiliser par un maximum d’usagers. Une part croissante du marché des transports et du tourisme relève de cette logique, et elle a trouvé des modèles économiques avec Blablacar ou AirBnB par exemple, en partageant la valeur créée par un usage plus intensif de certains équipements. L’extension à d’autres biens moins coûteux (la fameuse « perceuse du voisin », certains équipements électroménagers, etc.) paraît plus difficile et montre les limites de la valeur créée, dont une partie est compensée par des coûts de transaction certes de plus en plus faibles mais non négligeables par rapport à celle du produit neuf, surtout si l’on valorise le temps personnel d’accès à ces produits partagés. Résoudre ces équations dans un nombre croissant de situations ouvre des métiers nouveaux, encore en chantier.
• Faire de nouveaux métiers avec de vieux : le retour de la consigne ? Recyclage de verre cassé, ou recyclage de bouteilles ? Les deux ont été expérimentés et restent en concurrence avec des modèles économiques un peu différents : il faut rémunérer les consommateurs pour qu’ils ramènent des bouteilles entières, alors que l’on peut les contraindre à recycler le verre en leur interdisant, avec plus ou moins d’efficacité, de le jeter avec les déchets ordinaires. Les deux fonctionnent, semble-t-il, et le choix dépend plus de considérations sociales (pédagogie collective, tradition, etc.) que d’une grande différence dans la rentabilité des deux circuits.

Économie et technologie ouvrent donc de nouveaux métiers dans l’économie circulaire, mais avec des limites et une complexité venant de ce que le produit ou service dépend de plusieurs marchés ayant des logiques différentes. La compétence économique de l’ingénieur ou de l’entrepreneur est un ingrédient indispensable de la réussite, et les composantes environnementales de ce secteur doivent souvent être valorisées pour compléter l’équation économique.

Des organisations territoriales et économiques à repenser ? C’est pourquoi le déploiement à grande échelle, voire la généralisation de l’économie circulaire dépend largement de l’intervention des pouvoirs publics, ce qui ajoute une catégorie de métiers à ceux déjà décrits : l’administration et l’organisation de l’économie circulaire. Les régions qui sont en charge de préparer des plans de gestion matière, les négociateurs des « green deals de l’économie circulaire », les économistes publics qui réfléchissent à la fiscalité des déchets, des pollutions ou du transport, ou à la contribution climat-énergie relèvent de ces nouveaux métiers8 .

C’est aussi à cause de cette instabilité du modèle économique que certains champs de l’économie circulaire restent du ressort de l’économie sociale et solidaire, bénéficiant de coûts salariaux réduits et de davantage de flexibilité.

De nouvelles compétences dans tous les métiers

La diversité des exemples ci-dessus montre que la construction d’une économie circulaire bouleverse en fait de nombreux métiers industriels ou énergétiques, ce qui pose la question des compétences de l’économie circulaire à intégrer. L’analyse des usages préalable à la conception d’un produit, le design des pièces, le choix des matériaux doivent prendre en compte lesfuturs possibles du produit au-delà de l’usage pour lequel il est conçu.

Où l’entreprise veut-elle se situer ?

La réflexion sur un produit ne se limite pas à son marché, mais s’élargit à un positionnement stratégique sur le « papillon » des nouvelles chaînes de valeur. Cet élargissement influence tous les métiers qui contribuent à la mise en marché du produit. Sans changer les métiers, il conduit à intégrer de nouvelles compétences et d’abord celle de la maîtrise d’une complexité accrue.

Les nouveaux défis

En conclusion, nous avons vu la diversité des métiers de l’économie circulaire, largement en dehors des entreprises du secteur des déchets, l’importance de compétences de l’économie circulaire à intégrer dans la plupart des métiers traditionnels, les défis économiques de ces activités. Plusieurs pistes s’ouvrent aujourd’hui autour de nouveaux défis à résoudre :
• Recyclage des déchets du bâtiment : activité ancienne, oubliée mais qui se redéveloppe et amène à repenser la conception des bâtiments9 ;
• Allongement de la durée de vie des biens immobiliers, en prévoyant dès l’origine une certaine flexibilité dans les usages voire des usages partagés ;
• Exploitation de mines urbaines, donc de minéraux rares ou précieux à partir des déchets ; • Application des mêmes concepts de l’économie circulaire à la bio-économie ;
• Émergence de nouveaux partenariats, de nouvelles filières ou groupements transverses dédiés à certains matériaux…

Autant de nouveaux champs d’innovation, de recherche, de nouveaux modèles… qui devraient stimuler les jeunes ingénieurs d’aujourd’hui et demain ! ■

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