La mobilité électrique : le déploiement d’un système au XXIe siècle
Après un siècle d’essais, le véhicule électrique va-t-il enfin décoller ? Le succès de la mobilité électrique est souvent associé à des progrès techniques comme celui des batteries. Dans ma thèse de doctorat, j’ai montré qu’au-delà du produit automobile, la réponse à cette question dépend de la capacité de l’entreprise à déployer un système d’électromobilité. Il s’agit d’une question qui concernera un nombre croissant de domaines, de la mobilité aux nouvelles technologies, car elle combine deux caractéristiques clés.
D’une part, ce système s’organise autour d’une plateforme véhicule électrique : plateforme, car le véhicule électrique crée une base sur laquelle peuvent s’appuyer des partenaires situés en dehors de la chaîne de valeur automobile traditionnelle, comme des opérateurs de parkings ou des installateurs des bornes. Pour percer et se faire une place à côté de la voiture traditionnelle, la plateforme véhicule électrique doit être accompagnée d’un système d’électromobilité, des infrastructures et des services nécessaires à une mobilité pratique et économique.
D’autre part, il s’agit d’une innovation disruptive, qui définit pour les clients potentiels de nouveaux usages et critères de valeur par rapport au véhicule thermique. Il y a dix ans, comment aurait-on pu imaginer à quel point un accès nomade à Internet changerait nos habitudes ? Comme pour les smartphones, la valeur de la mobilité électrique se découvre à l’usage, que ce soit l’absence de bruit ou le temps gagné à ne plus passer à une pompe à essence. Le déploiement de cette plateforme disruptive implique alors un apprentissage collectif qu’il s’agit de stimuler : l’entreprise, les partenaires et les clients doivent s’approprier et co-construire leur système d’électromobilité.
Le déploiement du véhicule électrique pose alors une question caractéristique des marchés multi-face : comment déployer le système d’électromobilité et favoriser simultanément l’adoption du côté des clients ? Pour concevoir et déployer un système performant, il faut comprendre les usages des clients dans ce nouveau système. Or, ces usages ne se révèlent que dans un système suffisamment déployé et évoluent avec le déploiement. Réciproquement, les clients n’adoptent la plateforme disruptive que lorsqu’elle s’insère dans un système qui fournit dans l’ensemble un usage plus pratique que les solutions existantes. Les constructeurs et les autres acteurs du système doivent ainsi trouver un chemin adapté pour créer des masses critiques, soit locales, soit dans des niches, qui permettent d’enclencher le passage à l’échelle.
Une recherche intervention menée au Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique avec le programme véhicule électrique de Renault a permis de caractériser les défis posés par le déploiement d’une telle plateforme disruptive pour une entreprise établie. En participant à la prise en charge de ces enjeux, nous avons pu caractériser des activités et outils de gestion qui constituent les éléments d’un nouveau modèle d’ingénierie du déploiement de plateformes disruptives.
Une Renault Zoe en cours de chargement sur une station Autolib’ parisienne
Cette nouvelle ingénierie élargit dans l’espace et dans le temps l’action des métiers traditionnels du développement technique et de la distribution commerciale. En termes de périmètre, il s’agit pour les acteurs du projet de passer du rôle d’ensemblier à celui de leader de plateforme. Ce rôle implique la mobilisation de partenaires et de clients dans la conception et le déploiement de la plateforme. Auparavant, les constructeurs n’avaient jamais à se soucier de questions d’infrastructure ou des types d’habitation de leurs clients : ces questions sont essentielles dans le cas du véhicule électrique, l’une principalement pour la recharge occasionnelle, l’autre pour la recharge quotidienne. Parmi les nouveaux partenaires pour les constructeurs se trouvent ainsi des acteurs privés mais aussi, ce qui est original, publics. En effet, tant les entités supranationales comme l’Union Européenne que les gouvernements et les pouvoirs publics locaux peuvent soutenir le déploiement d’une mobilité électrique, soit en imposant des émissions moyennes soit en donnant des avantages comme l’accès aux voies de bus. Le rôle de leader de plateforme nécessite ainsi d’accompagner sur les territoires le passage à l’échelle, le déploiement massif de la plateforme disruptive.
L’élargissement est aussi temporel, pour les acteurs historiques de l’amont comme pour ceux de l’aval. Pour les métiers de la relation clients, l’enjeu est de préparer le passage à l’échelle en stimulant l’apprentissage collectif et la prescription par des expérimentations et le choix de marchés prescripteurs. Dans le cas de la mobilité électrique, ces marchés peuvent être des taxis, des véhicules d’autopartage ou des flottes d’entreprises qui permettent à un grand nombre de personnes d’accéder à la mobilité électrique. Ces marchés ne sont pas toujours intéressants à court terme pour les constructeurs, car les volumes sont parfois faibles et les exigences peuvent être élevées, mais ils ont un impact important dans l’appropriation de la plateforme disruptive par les clients. Pour les métiers de l’amont, la conception du système d’électromobilité se poursuit pendant le passage à l’échelle, en adaptant le produit-service en fonction des nouveaux apprentissages. Contrairement à ce qui se fait pour des produits établis, ces apprentissages ne peuvent être que difficilement anticipés, car ils se font au sein d’un système déjà déployé, et sans lequel on ne peut pas toujours anticiper les usages futurs.
Pour penser le déploiement, de nouveaux outils de gestion sont alors nécessaires pour formaliser les apprentissages acquis au cours de ce processus et les valoriser dans une optique de passage à l’échelle. L’un de ces outils est un modèle que nous avons baptisé USIDEV, comme User-centric Simulation for the Deployment of EV. En analysant les usages de mobilité d’une base de plus de 45 000 personnes, nous avons créé un modèle de déploiement de la mobilité électrique qui permet notamment d’estimer le potentiel d’électromobilité d’un territoire et de simuler l’impact de leviers de déploiement. Le modèle permet ainsi de piloter le déploiement, notamment en choisissant les clients les mieux adaptés et en concentrant les actions sur les leviers les plus porteurs.
une Tesla Model S sur le plateau de Saclay
En activant de nombreux leviers simultanément, en concevant et en déployant dans son ensemble un système d’électromobilité performant, la mobilité électrique peut alors sortir de ses marchés de niche et se développer jusqu’à un marché de masse. Le cas norvégien montre qu’une telle évolution n’est pas utopique : avec plus de 10 % de parts de marché, le véhicule électrique fait partie intégrante du paysage automobile norvégien. Pour expliquer les différences avec le marché français du véhicule électrique, qui ne dépasse pas 1 % des immatriculations, le modèle permet d’identifier les éléments transposables et ceux propres au marché norvégien. Une différence majeure réside dans les revenus et le budget consacré à l’achat d’un véhicule, plus de deux fois plus élevé en Norvège par rapport à la France. Mis à part cette différence, de nombreuses mesures mises en place en Norvège seraient transposables à la France — de l’accès aux voies de bus à la gratuité des péages en passant par le déploiement d’une infrastructure publique — et permettraient au véhicule électrique de décoller en France.
Quels acteurs et quelles formes organisationnelles seront à l’origine de ce succès ? Il est aujourd’hui trop tôt pour le dire. À la fois des acteurs établis - comme Renault-Nissan, BMW ou Daimler - mais aussi des nouveaux entrants - comme Tesla - commercialisent aujourd’hui des véhicules électriques. Ils ont mis en œuvre des méthodes originales, adaptées à leur situation de départ, et dont on pourra estimer l’efficacité dans quelques années.
Le déploiement de la mobilité électrique remet en question les approches traditionnelles de la mobilité individuelle, bien au-delà des questions technologiques. Le véhicule électrique ne sera probablement pas seul dans le paysage des transports de demain : à un prix aujourd’hui supérieur, les véhicules hybrides rechargeables peuvent bénéficier de l’infrastructure existante de pompes à essence pour les longs trajets et offrir des avantages similaires aux véhicules électriques en ville. Or, comme les véhicules électriques, les véhicules hybrides rechargeables peuvent bénéficier d’incitatifs publics, d’une infrastructure publique et nécessitent des prises de recharge domestiques. Plus loin, le véhicule autonome pose des questions de déploiement similaires, car lui aussi pourrait dépendre d’un cadre juridique, d’infrastructures de communication ou d’orientation, de standards (communication «car to car»). Une approche d’ensemble, une ingénierie du déploiement, restera donc incontournable pour piloter notre mobilité du futur. ■
Ce texte est basé sur une thèse de doctorat de l’École polytechnique, soutenue publiquement le 12 décembre 2014, et intitulée «L’ingénierie du déploiement d’une plateforme disruptive - le cas du véhicule électrique».
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