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janvier 2017

L’aluminium dans l’automobile : une rude compétition entre matériaux

L’aluminium, léger et résistant, a de tous temps été le matériau de référence dans l’aéronautique ; mais dans l’automobile, il a mis très longtemps... à décoller. Pourtant, des réalisations avant-gardistes avaient très tôt démontré la faisabilité et l’intérêt de carrosseries tout alumi­nium en termes de légèreté, maniabilité, résistance à la cor­rosion, recyclage en fin de vie, etc. : ce furent les premières Land Rover de l’après-guerre ou la Dyna Panhard du milieu des années 50. Et au début des années 60, les promoteurs de l’aluminium, en France, étaient confiants : l’adoption de l’alu-minium par Citroën pour le capot de son navire amiral, la DS, ne préfigurait-elle pas un mouvement de substitution massif de l’acier par l’aluminium dans l’industrie automobile ? La construction par Pechiney d’une importante usine de lami­nage à Neuf-Brisach, en Alsace, au milieu des années 60, tablait sur de tels développements... Or il aura fallu plusieurs décennies pour que l’aluminium s’installe vraiment dans le paysage de la carrosserie automobile... (Entre temps, l’usine de Neuf-Brisach aura pu heureusement trouver d’autres débouchés, essentiellement la canette boisson, où l’aluminium a réussi plus aisément à supplanter l’acier,... mais ceci est une autre histoire !).

La tôle de carrosserie n’est pas le seul domaine d’application de l’aluminium dans l’automobile, et certaines applications, comme les jantes de style, les radiateurs, les culasses, etc., sont acquises à l’aluminium depuis fort longtemps. Comment expliquer que dans certaines fonctions automobile, l’aluminium ait gagné sans coups férir la compétition entre matériaux, alors que dans d’autres fonctions, l’aluminium ait dû batailler pied à pied et patienter longtemps ? C’est une histoire qui pourrait constituer un cas d’école pour illustrer l’étroite imbrication entre la technique et l’économique dans les problématiques industrielles.

La bénédiction de la densité et la malédiction du module d’Young

Prenons deux tôles d’un m2 et d’un millimètre d’épaisseur, l’une en acier, l’autre en aluminium ; la première pèse environ 7,8 kg, et la seconde 2,7. Ainsi, s’il était possible de substituer l’une par l’autre, on économiserait presque 2/3 du poids... : bénédiction de la densité.

Mais, malédiction du module d’Young, la tôle d’aluminium d’un mm est beaucoup plus souple, beaucoup moins rigide que sa concurrente en acier... Pour compenser la rigidité, la seule solution est d’augmenter l’épaisseur ; et les premières formules du cours de résistance des matériaux indiquent que pour deux matériaux ayant un module d’Young distinct, une rigidité équivalente est obtenue si le produit du module d’Young par le cube de l’épaisseur est identique. Comme le module d’Young de l’acier est le triple de celui de l’aluminium, c’est par 1,44 (racine cubique de 3) qu’il faut multiplier l’épaisseur de la tôle d’aluminium pour obtenir la même rigi­dité. Ainsi, pour une application où la rigidité joue un rôle dimensionnant (c’est le cas de toutes les fonctions structu­rales) la tôle d’acier de 1mm doit être remplacée par une tôle d’aluminium d’environ 1,5 mm. Et les miracles des cher­cheurs métallurgistes qui développent chaque jour de nou­veaux alliages plus performants les uns que les autres n’y changeront rien : la densité et le module d’Young sont au premier ordre des invariants qui ne dépendent pas de l’alliage.

La conséquence est que, d’une part, la substitution de la tôle d’acier par la tôle d’aluminium ne divise pas le poids par 3 mais seulement par presque 2 (ce qui cependant reste très appréciable en termes d’allègement), mais surtout que, d’autre part, en ayant augmenté la quantité de matière dans la pièce en aluminium, on en a automatiquement majoré le coût... et c’est cela que l’industrie de l’automobile n’apprécie guère !

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Appréciée pour ses qualités esthétiques et vendue en option - Jante en alliage d’aluminium

« Moins lourd, moins cher »

Si vous êtes un concepteur automobile, et que vous avez la possibilité, pour une fonction donnée, d’obtenir, grâce à l’alu-minium, une solution à la fois moins lourde et moins chère, vous n’allez pas hésiter longtemps ; et, en quelques années, tous vos concurrents vont évidemment vous suivre, et ainsi l’aluminium occupera rapidement 100% de part de marché sur cette fonction.

Toutes les fonctions qui sont acquises à l’aluminium depuis longtemps ont trouvé d’une manière ou d’une autre une solution de cet ordre : soit parce que le concurrent naturel n’était pas l’acier mais le cuivre (cas des échangeurs ther­miques : la facilité de brasage de l’aluminium a permis de fabriquer des radiateurs en aluminium deux fois moins lourds mais aussi moins chers que ceux en cuivre), soit parce que la forme sphérique ou la possibilité de rigidifier par des nervures, jointe à la faculté d’utiliser un procédé de mise en forme très productif utilisant des alliages moins coûteux issus du recyclage (la fonderie sous pression), permettait un iso-coût avec un allègement conséquent (cas des carters d’huile, des culasses, etc.). Dans les années 70 et 80, ces dif­férentes fonctions ont intégralement basculé vers l’alumi-nium, chez tous les constructeurs et sur tous les continents.

« Moins lourd, plus cher, mais le client final est prêt à payer pour la différence »

Là encore, si l’on est un concepteur automobile raisonnable, on ne voit pas pourquoi on refuserait de proposer la solution aluminium assortie d’un surprix : c’est la situation des « jantes alu », que le client paye très cher en option, car le style lui plaît ; c’est aussi le cas de quelques véhicules de sport de grand luxe (Ferrari par exemple) où le client est prêt à tout pour gagner quelques centièmes de seconde au kilomètre départ arrêté.

« Moins lourd, plus cher, mais le client final n’est pas prêt à payer pour la différence »

Un très grand nombre d’autres applications aluminium, bien que techniquement maîtrisées depuis longtemps, ont dû attendre que ce verrou se débloque pour entamer leur péné­tration dans l’automobile. En effet, les constructeurs automobiles n’étaient guère sensibles à l’argument suivant lequel le surcoût d’allègement était un investissement rapidement remboursé par les économies de carburants induites, faute d’être en mesure de convaincre leurs clients d’accepter de payer plus cher à l’achat une voiture un peu plus sobre. Il a fallu attendre la prise de conscience du réchauffement cli­matique après le sommet de Rio de 1992 pour que les pou­voirs publics commencent à imposer aux constructeurs de réduire les émissions de CO2 de leurs véhicules, poussant ceux-ci à envisager l’allègement comme un des leviers de réduction des consommations, et de s’y intéresser même au prix d’un surcoût minime (de l’ordre de 3 € par kg économi­sé). C’est dans cet environnement « d’allègement à surcoût accepté » que se développe depuis une vingtaine d’années la compétition matériaux dans l’automobile, et ce changement de donne a ouvert un boulevard pour la progression de la consommation d’aluminium sous toutes ses formes (laminés, filés, forgés, moulés, etc.), boulevard qui n’est toutefois pas sans chausse-trapes et dont la constante de temps doit être bien appréhendée.

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La facilité d’usinage joue en faveur de l’aluminium dans la compétition avec la fonte - Bloc moteur en alliage d’aluminium

Le piège de la « petite série »

Lorsqu’on cherche à introduire une innovation dans une industrie aussi exigeante en matière de contrôle qualité que l’industrie automobile, la tentation est grande de tester l’application sur un modèle de petite série, un modèle de niche ; et si de surcroît la nouvelle application entraîne un surcoût, la sagesse semble être de cibler l’introduction de l’innovation sur un véhicule de niche du haut de la gamme, puisque les clients de ces segments sont moins regardants sur le prix... Le risque inhérent est que si l’on démontre bien ainsi la capa­cité de l’innovation à remplir la fonction attendue, on met en œuvre des procédés de fabrication adaptés à la petite série ; ceux-ci ne seront pas nécessairement transposables à la grande série, ou alors souvent au prix d’un surcoût complé­mentaire insupportable. Ainsi, au lieu de servir de point d’entrée pour la nouvelle application sur les véhicules de grande série, on ancre l’idée que le surcoût associé à l’allègement par l’aluminium est à un niveau trop élevé..., cercle vicieux dont il est difficile de sortir et qui risque de discréditer la solution aluminium pour au moins une génération auprès des ingé­nieurs des bureaux d’étude automobiles !

C’est ce qui a failli arriver à l’aluminium en carrosserie, d’une part avec l’aventure du « space frame », et d’autre part avec les premiers développements de carrosseries à base de tôles ciblant le très haut de gamme.

L’idée du « space frame » (ou « cage d’oiseau ») était à pre­mière vue astucieuse. Elle consistait à utiliser les propriétés de ductilité de l’aluminium, qui lui permettent d’être facile­ment filé ou moulé dans des formes complexes, pour réaliser la structure du véhicule à partir d’un assemblage de profilés et de pièces de fonderie ; avantage de cette solution : éviter le coût d’investissement important des moules d’emboutis-sage que requièrent les solutions à base de tôles, investisse­ment qui ne se justifie que s’il peut être amorti sur une très grande série. Mais inconvénient mortifère : ce type de struc­ture ne permet pas une minimisation optimale de la quanti­té de matière mise en jeu, et il en résulte d’une part un allè­gement moindre par rapport à l’alternative acier (de l’ordre de 35 %, au lieu de 45 %), et d’autre part un surcoût matière important. Ainsi, le space frame a-t-il commencé à être déve­loppé sur des véhicules de petites séries, et il n’y a eu qu’une seule tentative industrielle de l’appliquer à un véhicule de moyenne série (sur l’Audi A2, lancée en 1999), expérience qui n’a été suivie d’aucune application sur la grande série.

Quant aux solutions de structure de carrosserie à base de tôles aluminium, s’inspirant des solutions acier, elles ont sou­vent d’abord été mises au point pour des véhicules de très haut de gamme ; la contrainte de maîtrise des coûts étant moins prégnante, des choix de procédés spécifiques à l’alu-minium, plus sûrs en théorie mais aussi plus coûteux, ont été développés, alors même que l’acier bénéficiait de plusieurs décennies d’optimisations patientes ayant sélectionné peu à peu les procédés industriels les plus performants (pour la mise en forme, le ferrage, la protection contre la corrosion, la mise en peinture, etc.). Lorsqu’ensuite le bilan comparatif des coûts était établi afin d’envisager l’extension de l’innovation aux véhicules de milieu de gamme, un surcoût d’allègement trop important en ressortait : cela a porté préjudice au déve­loppement de l’aluminium. Heureusement, certains constructeurs ont introduit l’aluminium dans les nouvelles fonctions en ayant dès l’origine l’optique de la très grande série, permettant ainsi que des procédés de fabrication opti­maux soient développés, qui ont pu ensuite se diffuser len­tement dans l’industrie.

Cliquez pour agrandir Schéma de la structure de l'audi a2 lancée en 1999

Comprendre la « constante de temps »

Pour le consommateur qui achète une nouvelle voiture, l’im-pression peut exister que de multiples innovations intervien­nent dans cette industrie, à un rythme effréné ; c’est peut-être vrai pour ce que le client voit, mais les choses changent beaucoup moins vite pour tout ce que le client ne voit pas (or pratiquement aucun automobiliste ne fait la différence entre un capot en acier et un capot en aluminium !). Les contraintes en matière d’équipements des usines et d’assu-rance qualité, jointes à la complexité inouïe de l’industrie automobile (qui conjugue la complexité du produit, la com­plexité associée à la production en très grande série, et la complexité liée à une compétition concurrentielle mondiale d’une très forte intensité), font que les innovations structu­relles mettent beaucoup de temps à être décidées, puis à être mises en œuvre, enfin à être évaluées, avant que puisse être envisagé un déploiement sur d’autres modèles chez le constructeur d’origine, et qu’intervienne ensuite une généra­lisation dans l’ensemble de l’industrie. C’est donc avec une constante de temps de l’ordre de 10 ou 20 ans qu’il faut compter quand on engage, en tant que producteur d’aluminium, une démarche de développement des applications dans un secteur comme l’automobile : c’est au milieu des années 1990 que Pechiney a engagé des efforts de R&D conséquents dans le domaine de la carrosserie et des com­posants structuraux en aluminium (poutres de pare-chocs, liaisons au sol, etc.), c’est au début des années 2000 que Pechiney et Alusuisse, plus tard repris l’un et l’autre par Alcan, ont développé les applications « crash management » à base de profilés d’aluminium, or c’est seulement aujourd’hui, 15 ou 20 ans plus tard, que leur lointain successeur, qui a pris le nom de Constellium, peut tirer pleinement profit de la croissance forte que portent maintenant ces applications : à titre d’exemple, la consommation européenne de tôle de carrosserie en aluminium est passée de 30 à 200 kT de 2000 à 2010, elle devrait atteindre 700 kT à l’horizon 2020. ■

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