Du jurassique à Josquin - Recherche, analyse, restitution... et quelques jeux mathématiques
Quelques dates
J’entre au CNRS en 1973 comme sédimentologiste, passe ma thèse de doctorat en 1980 sur l’évolution paléogéographique du Briançonnais entre Jurassique supérieur et Paléocène, puis deviens musicien professionnel en 1986 : chanteur, professeur de chant, chef de chœur, compositeur, éditeur, avec toujours, comme objet principal, la polyphonie vocale.
Se succèdent ensuite les fondations de Métamorphoses (ensemble professionnel vocal et instrumental, Paris, 1983), de Coeli et Terra (chœur de chambre amateur de haut niveau, Lille, 1987), de la Chapelle des Flandres (Roubaix, 1994) qui va administrer les deux ensembles précédents et Biscantor ! (ensemble de jeunes professionnels 18-28 ans, Roubaix, 2005), de L’Homme armé éditions (Lozère, 2009). Une autre structure est créée en parallèle pour la formation vocale et musicale, Atelier Vocal en Cévennes (Lozère, 1989).
Une double pratique, puis une filiation naturelle
Mélomane depuis l’adolescence, j’ai entamé, à mon arrivée à Paris en 1964, une activité soutenue de choriste amateur. Cette pratique s’est intensifiée progressivement et a constitué mon violon d’Ingres principal, avant de devenir mon deuxième métier.
Dès mes débuts dans cette profession de musicien, je fus convaincu, sinon de faire le même métier qu’auparavant, du moins d’emprunter la même démarche globale : recherche, analyse fine, restitution : reconstitution des événements, de l’évolution des morphologies et des géographies sous-marines de la plate-forme briançonnaise de la Téthys d’abord, transcription sonore des structures, figures et particularités des partitions musicales ensuite.
Le second parcours fut placé sous le signe de l’interprétation, et m’a permis rencontres et créations.
L’interprétation
Elle passe à mon sens par trois préalables.
La justesse harmonique est la Rolls de la polyphonie vocale. Curieux préalable, toujours poursuivi, rarement atteint ! En juillet 1979, je la découvre de l’intérieur, en tant que basse d’un quatuor. Etat très caractéristique, où les accords successifs produisent les harmoniques et une sorte de «florissement» du son, où les voix individuelles disparaissent au profit d’un seul instrument : le quatuor.
Première rencontre avec les mathématiques : rapports des fréquences des notes justes, fractions de nombres entiers.
Les deux autres préalables sont le rendu de la prosodie de la langue chantée et la dynamique de la voix humaine, plus ample dans les aigus, qui doit donc être prise en compte dans le choix des dynamiques et des phrasés.
Une fois ces trois préalables réalisés ou approchés, les choix de l’interprétation restent très nombreux : styles, choix des interprètes, tempi, phrasés, dynamiques, degré de déclamation...
Partition ancienne de la messe Pange lingua de Josquin Desprez
Rencontres
Un formateur, Amilcare Castellardo, m’a enseigné le chant italien : sons fermés et ouverture du corps. Charles Ravier était le chef qui m’a inoculé le suave poison de la justesse harmonique. La rencontre avec Sergiu Celibidache, le grand chef d’orchestre roumain, fut à sens unique : j’assistai à deux répétitions publiques de l’orchestre des étudiants du CNSMP. J’ai tout compris alors en quelques heures des fermetures et ouvertures dans une œuvre, et j’ai entendu un orchestre sonnant miraculeusement : les instrumentistes accordaient leurs instruments, les uns après les autres, sous l’oreille directive du vieux Maître.
Les madrigalistes, au premier rang desquels de Bertrand, Gesualdo, Monteverdi, furent et restent mes vieux amis. Le premier a mis son invention, sa vivacité au service de la superbe langue de Ronsard. Le second est réputé étrange et difficile. J’ose avouer que je le trouve plutôt facile, avec son langage quasiment monotypique : 90% d’harmonie, 10% de contrepoint. Le troisième, génie universel, est un regret. Je l’ai beaucoup interprété, mais pas suffisamment, faute de moyens, dans ses grands chefs d’œuvre, comme les madrigaux des 7e et 8e livres, les Vêpres de la Vierge Marie et les Selva Morale.
Avec Bach et Josquin Desprez, on accède à un cercle très fermé : les grands esprits mathématiciens lyriques.
Concernant le premier, j’ai eu une énorme déception : j’ai seulement failli interpréter la Messe en si, qui est pour moi le chef d’œuvre des chefs d’œuvre. Mais ce projet avorté fut un mal pour un bien : il m’a incité à mettre en chantier les six motets, et a cappella. Deux ans furent consacrés à la restitution de ces monuments, si ardus à monter (les phrasés, les tempi, la justesse harmonique des doubles croches rapides, l’allemand !), si difficiles à chanter pour les choristes et si faciles à diriger ensuite, une fois la Ferrari réglée... Mais j’ai récolté le bénéfice de mes efforts et atteint mon but : la prosodie du texte libre, non entravée par les phrasés des instruments. Le CD réalisé est, je crois, le seul à l’heure actuelle à exister a cappella.
J’ai gardé Josquin pour la bonne bouche : j’ai entamé en 2006 une intégrale de ses Messes.
Heureusement, il n’en a composé que 18 authentifiées ! La tâche est donc redoutable, mais envisageable, et m’a valu le titre honorifique et plaisant de dernier des dinosaures, décerné par une journaliste de Lille. J’ai choisi ensuite le nom de l’espèce : Josquinosaure Rex.
Il faut déjà comprendre ce qu’est une messe en 1500. Les compositeurs y montrent sans doute leur foi catholique, mais, en même temps, ils écrivent les grandes œuvres de l’époque, quasiment l’équivalent des symphonies de Beethoven trois siècles plus tard. Le texte est immuable, mais il est traité, illustré, ponctué, coupé en mouvements au gré du compositeur. Et Josquin ne s’en prive pas avec ses Agnus Dei dans lesquels il met le meilleur de lui-même comme dans un bouquet final.
Et l’art de ce génie est un régal à analyser. Pour imager la musique de Josquin, le mieux est d’évoquer une cathédrale de style gothique flamboyant. Splendeur de l’édifice global, beautés des volumes intermédiaires, et ainsi de suite jusqu’aux plus infimes détails. Et quels détails ! Josquin est un fou furieux des mathématiques.
On trouve dans sa musique, bien sûr les translations (les canons, ancêtres des fugues de Bach), mais aussi les mécanismes (que j’appelle «machines»), motifs en général serrés et fonctionnant ensemble entre plusieurs voix comme des pistons de machines harmonieuses, et pouvant être répétées, souvent à différentes hauteurs, les lignes, vocalisantes ou non, fréquemment les teneurs (voix en valeurs longues ou très longues qui traversent l’œuvre), les symétries multiples, le plus souvent rétrogrades (un motif est exposé à l’envers après l’avoir été à l’endroit, à partir d’une certaine note). Un exemple fameux est donné par la symétrie parfaite, par rapport à la mesure 38, des teneurs tenor et bassus de la Missa L’Homme armé sexti toni, où le bassus expose d’abord le thème de L’homme armé en version rétrograde, puis dans sa version normale. Dans le même temps, Josquin rajoute les quatre voix de superius et d’altus, qui ignorent la symétrie et s’ordonnent en canons 2 + 2 : les deux voix d’altus en demi-pas, suivies à trois mesures de distance par les deux voix de superius, en demi-pas également et à la quinte.
Les polyrythmes (pulsations différentes dans différentes voix simultanées) sont un autre jeu favori de Josquin. Dans la Missa L’Homme armé super voces, l’Agnus 2 superpose la même mélodie, en valeurs longues à l’altus, divisées par deux en bassus, et par trois en superius. De même, dans d’autres messes, la teneur trace, en valeurs longues, la même mélodie qu’une autre voix à pulsation beaucoup plus courte. Ultime exemple de jeu : la teneur de la Missa Hercules, Dux Ferrariae est exposée sur ré-ut-ré-ut-ré-fa-mi-ré, reprenant les voyelles de Her-cu-les-Dux-Fer-ra-ri-ae, et en huit temps (carrées, rondes, blanches ou noires) puisqu’il y a huit syllabes. Mais Josquin ne s’arrête pas là, il sépare ces épisodes avec teneur par des épisodes sans teneur de la même longueur.
On ne sait pas si Ercole d’Este (le Hercules de la messe) était un mécène remercié ou sollicité, mais on peut dire que Josquin a mis le paquet !
C’est un plaisir rare pour le spécialiste de déceler ces motifs et rouages sur la partition, mais je peux rassurer l’auditeur : comme pour la cathédrale gothique, où on perçoit d’abord la splendeur globale de l’édifice, il ressentira d’abord et surtout, à l’écoute de la messe, l’extrême beauté du chant, sa plénitude et son lyrisme.
Les créations
Le concert est une forme trop connue de création pour nécessiter ici un développement1. On peut cependant insister, pour la défendre, sur la musique acoustique, souvent maintenant défavorisée au regard des musiques amplifiées. Elle a en effet de formidables atouts pour la valorisation des beaux lieux. J’ai imaginé – sur le tard – trois concepts de concerts originaux. Le Locus solus s’approprie, en un concert qui ne sera jamais redonné à l’identique ailleurs, l’acoustique naturelle et l’espace d’un lieu. Il aboutit le plus souvent à un concert itinérant. Le Sur un fil plonge l’auditeur immédiatement dans la musique, et ne le lâche qu’à la dernière note du concert. Il nécessite souvent des musiques de liaison, voir de petites créations pour l’occasion. Enfin, le Il était une voix... ou deux ! est un dialogue avec un autre chœur, chaque formation chantant son propre répertoire et étant dirigée par son propre chef. Ce dialogue peut être opportunément élargi à d’autres partenaires (récitant, danse, audiovisuel, etc.). Les trois concepts sont évidemment superposables.
L’enregistrement, comme le concert, nécessite analyses des œuvres, choix des interprètes, distribution des voix (des « rôles »). C’est une vraie œuvre de création, et tout le contraire d’une simple captation. Les concerts, plaisirs fugaces, donnent seuls accès au charme irremplaçable du son direct.
Les enregistrements, traces durables du travail réalisé et compléments des concerts, donnent une lecture plus fidèle encore des intentions du compositeur, par la quête de la perfection formelle que permettent les prises de sons répétées. L’une d’entre celles-ci est choisie pour le montage et peut être améliorée, mais seulement dans une certaine mesure, car la prise de son est globale (et pas sur des pistes séparées). Le travail d’amélioration, par ajustement éventuel de la hauteur, par remplacement d’un passage défectueux, par choix de la longueur des silences entre les mouvements, et par bien d’autres détails, finit par fournir un produit extrêmement sophistiqué, très proche de la partition.
Plus le temps passe, et plus je me concentre sur cet exercice, comme Glenn Gould l’a fait en son temps (toutes proportions gardées !). Mais hélas, cet acte de création irremplaçable est très menacé par la dégradation de la filière discographique.
La composition
Sur le tard, dans les années 1990, je me suis mis à composer. À peu près autodidacte, à part quelques cours d’harmonie pris avec Charles Ravier, je me suis laissé guider par mon expérience d’interprète, à l’instar de beaucoup de mes prédécesseurs, en tout cas ceux de la Renaissance. N’ayant aucune ambition particulière, je me laisse aller, consonant, dissonant, atonal, au gré des intentions et de l’imagination. Un plaisir particulier et une tâche plus ardue ont été de composer « à la franco-flamande », en observant des règles. J’ai ainsi écrit une messe Chascun me crie... même Hercule !, autour d’un fragment isolé de Josquin, le Credo Chascun me crie. Le «... même Hercule !» vient du fait que j’ai utilisé, non seulement les thèmes du Credo, mais aussi ceux de la missa Hercules. Et j’ai beaucoup «martyrisé» les thèmes, à la Josquin : inversions, symétries, mises en canons, en fugues, en «machines».
L’inspiration est un mystère. On ne fait rien pendant des mois, et un matin, sur une idée née dans la nuit, il faut, séance tenante, se mettre au travail ! Une autre énigme est ce qui s’impose à certains endroits, comme à la fin d’un passage, d’un mouvement, où la suite prend forme avec évidence, souvent sans réflexion.
Écoute d’une prise lors de l’enregistrement Josquin à Javols
En conclusion : des projets
Les éventuels : la fin de l’intégrale des messes de Josquin Desprez, il reste encore huit messes et quatre CD pour ce qui serait une première mondiale.
Les improbables : un enregistrement des Vêpres de Rachmaninov, chef d’œuvre de contrepoint savant et de lyrisme, avec Coeli et Terra et un ensemble vocal russe, et de Satané madrigal !, mon 4e livre de madrigaux2, avec notamment deux très vastes madrigaux pour chœur, solistes, contrebasse, accordéon, percussions : Inferno uno, sur des textes de Dante et de Hugo et Sub umbra, écrit sur le texte du chapitre éponyme des Travailleurs de la mer (Hugo).
Et les plus réalistes, surtout lorsque l’énergie de l’interprète n’est plus au rendez-vous : la production. Le bonheur est alors de donner vie à un projet avec de jeunes énergies, tel ce CD consacré à Bach, Comme un air de passions..., qui sort prochainement, avec Juliette de Massy, soprano et Bogdan Nesterenko, accordéon de concert. ■
1Sur les tâches et difficultés des organisateurs, voir le texte précédent «Passions classiques» (Bernard Gomez E69).
2Je commence directement par le 4e, les 3 premiers étant souvent moins intéressants chez la plupart des madrigalistes !
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