Retour au numéro
Vue {count_0} fois
juillet 2012

Des parcours qui se dessinent

Nous avons tous deux un parcours de mineur ayant bifurqué vers une pratique artistique intensive. Nous vous proposons une petite réflexion sur ce qui motive à faire ce choix, puis sur la façon dont ce choix se vit.

Sauter le pas

Marie : Je dessine depuis l’enfance, et la passion du dessin et de la peinture a grandi au fur et à mesure des années. Néanmoins, je n’ai pas choisi de m’engager dans des études artistiques après-bac, notamment parce que cela repré­sente un parcours très aventureux, voire hasardeux. J’aimais les maths, j’ai eu la chance d’entrer aux Mines et d’y décou­vrir beaucoup de matières passion­nantes.

Je travaille à l’usine ArcelorMittal de Fos-sur-Mer depuis 2006. Mon travail d’ingénieur est épanouissant, mais il me manquait une dimension. Je peignais beaucoup le week-end et pendant les vacances, j’avais de plus la chance de peindre avec un peintre dont j’admire le travail. Mais cela ne me suffisait pas, j’avais l’impression de passer à côté de quelque chose de très important pour moi. En 2009 j’ai eu l’opportunité de passer à mi-temps dans mon job d’ingénieur... et donc de peindre à mi-temps.

Thierry : Finalement on a sauté ce pas à peu près en même temps : j’ai quitté mon travail pour commencer en 2009 des études d’art à l’école des Beaux-Arts de Rennes.

Je dessinais depuis long­temps, profitant de mon temps libre pour suivre des cours de dessin et pratiquer le plus possible, mais je sentais bien que cela ne me comblait pas : malgré son intérêt, mon travail dans l’offshore pétrolier ne nourrissait pas mon besoin d’apprendre tou­jours davantage, et l’évolution professionnelle ne m’apparaissait pas comme une progression assez personnelle.

Et puis, il y a aussi le sentiment d’urgence, le fameux «c’est maintenant ou jamais», ras le bol de «procrastiner» une prise de risque qui me tient tant à cœur.

Pourquoi ne pas se contenter de regarder la peinture, d’écouter la musique, de lire des livres ?

Thierry : Aïe. C’est complexe de répondre autre chose que : j’ai besoin de créer. Mais c’est sûrement quelque chose d’universel... alors pourquoi spécifiquement par le moyen de l’art ?

D’abord exprimer une intériorité est épanouissant voire vital ; et l’art est justement une sorte de «boîte à outils d’expression».

Créer m’apparaît surtout comme une nécessité : la mise en application pratique d’une créativité qui est une volonté d’agir sur son environnement, d’y placer quelque chose de neuf, de peindre une histoire ou une image intérieure et de pouvoir la partager.

Marie : Je me retrouve également dans le besoin d’exprimer une émotion... et quand parfois cette expression touche l’autre, quand on parvient à transmettre une émotion esthé­tique, on vit une expérience très forte.

Pourquoi ne pas rester un amateur passionné, pratiquant la peinture dans son temps libre ?

Marie : Si je restais amateur, je n’aurais pas le temps de pro­gresser, pas le temps de vraiment pratiquer, pas le temps de faire tous les à-côtés de la peinture (organiser mon atelier, organiser des expos, me permettre le luxe de tenter, de rater, pour aller plus loin, etc.).

J’ai aussi besoin de prendre le temps d’apprivoiser les choses, de prendre le temps de les dire, de prendre le temps d’aller dans une exigence professionnelle.

Thierry : Oui, à un moment, on veut faire quelque chose de plus concret de cette pratique chronophage ; et prendre son temps aussi, pour développer son regard, apprendre à «mieux regarder».

Et puis au fur et à mesure que je professionnalise ma pra­tique, s’établit un regard sur la culture et le rôle de l’artiste dans notre société. Notamment, mon refus d’une tendance de la culture contemporaine, qui tend selon moi à devenir une culture de divertissement, culture à consommer, plutôt qu’une culture de l’épanouissement et de la liberté. Donc le besoin d’y mettre mon grain de sel.

Marie : Il y a bien sûr un facteur qui aide à basculer : l’assurance que donne le diplôme d’avoir une bonne employabilité malgré les détours de carrière. C’est clairement un luxe.

Thierry :

C’est un acquis rassurant pour affronter l’inconnu (et ses difficultés bien connues, elles) : la vie d’artiste ça peut faire peur, surtout quand on s’est habitué à un salaire d’ingénieur.

Cliquez pour agrandir
Thierry - «Plateforme», 2010

Une fois le pas sauté... où va-t-on ?

Marie : En 2007, j’ai rencontré une peintre paysagiste et me suis mise à peindre avec elle. La difficulté était qu’elle habi­te à Rouen alors que je suis à Marseille ; je faisais donc des séjours en immersion avec elle, et peignais de mon côté les week-ends.

Elle m’a vraiment appris la peinture à l’huile, façon touche divisée et peinture en plein air. Elle m’a aussi montré qu’il est possible, avec du talent et de la chance, de vivre de sa peinture.

J’ai un moment hésité à reprendre des études en école d’art, mais c’était un grand investissement et je n’étais pas sûre que ce soit là ce que je recherchais.

J’ai choisi d’approfondir ma pra­tique du dessin en allant aux ate­liers des Beaux-Arts de Marseille. Cela m’a beaucoup fait travailler le modèle vivant et le dessin à l’encre de Chine.

Depuis quelques mois, dans mon travail, le dessin de modèle a même pris le pas sur la peinture de paysage. Je pense que je reviendrai à la peinture à l’huile, mais pour le moment j’ai besoin d’être dans la simplicité, l’énergie, le trait. Le dessin à l’encre est sans retouche, et il force à une certaine spontanéité. Il permet d’allier fermeté et sensibilité. Étonnamment, ces deux pôles sont répartis entre les deux mains : de la main droite j’obtiens un trait plus éner­gique et volontaire. En revanche, quand je dessine de la main gauche, certes beaucoup de dessins sont ratés (je suis droitière), mais ceux qui sont réussis ont une belle fragilité, quelque chose de plus poétique.

J’ai également un autre axe de travail : je peins depuis quelques années avec l’artiste ciné­tique Antonio Asis.

C’est un tra­vail moins personnel, mais un très grand enri­chissement : je suis plongée dans l’univers d’Antonio. Cet univers est extrê­mement riche, fait de rythmes, de vibrations, d’infimes variations de couleurs. Chaque tableau est une petite sym­phonie.

 
Cliquez pour agrandir
Marie - «Le gilet», 2012 - dessin main droite / Marie - «Déliée», 2012 - dessin main gauche

Thierry : Tu m’as dit avoir hésité à reprendre les études. Effectivement, l’école d’art n’est pas une nécessité, surtout avec un bagage d’ingénieur qui nous rend l’apprentissage plus facile, plus efficace, et offre une certaine maturité.

C’est plutôt un luxe : l’école est un espace privilégié pour créer et réfléchir : rencontres, confort des ateliers et du matériel, et surtout une effervescence créatrice portant en elle l’utopie d’une communauté qui mettrait l’invention de formes et la transformation de la vie au centre de ses aspira­tions.

Alors malgré les difficultés financières et les préjugés ren­contrés en reprenant les études, cette aventure m’a permis de considérablement enrichir ma pratique.

J’essaie la plupart des médiums à ma disposition : après une longue pratique du dessin, j’ai découvert la sculpture. Véritable révélation, puisque là où le dessin me pose d’infinies difficultés pour représenter en deux dimensions des choses réelles, la sculpture est différente, plus simple. L’agression de la matière (bois, pierres calcaires et marbre) impliquée par la taille directe me permet d’être plus proche de ce que je veux faire. Le dialogue avec le matériau est complexe : il implique une compréhension de la matière, de ses particularités (nœuds dans le bois, fissures ou fragilités, etc.) qui me renvoie directement aux expériences sur le ter­rain avec l’option géo-ingénierie des Mines. La taille en sculpture allie ainsi expérimentation permanente et esprit pratique.

Marie : Cette contrainte de la matière qui est en même temps une chance me fait penser au beau mot de Gide : «L’art vit de contraintes et meurt de liberté».

Thierry : D’ailleurs une des principales contraintes en art est le médium utilisé : chaque médium a son histoire, ses questions, ses limites.

A l’opposé de mes sculptures sur bois souvent exécutées à la tronçonneuse, mon exploration des possibilités du médium m’a amené à réaliser de courts films d’animation en stop-motion, inspirés de Tim Burton et des Wallace et Gromit. En face de l’agressivité et de l’énergie impliquées dans la taille sur bois, la minutie et la patience nécessaires pour fabriquer et animer des personnages en stop motion m’offrent un équilibre bienheureux.

Je continue aussi mes expériences avec d’autres médiums : installation vidéos, écriture, et la sempiternelle peinture qui me résiste toujours autant.

La quête de l’art, un chemin de crête

Marie : Une chose me marque en partageant nos expériences : nous travaillons tous deux dans plusieurs directions, nous ne sommes pas cantonnés à un médium, à une seule forme picturale.

Il y a bien sûr des différences : Thierry explore tous les domaines du plasticien, tandis que mes recherches restent dans le domaine de la peinture et du dessin.

Thierry : C’est vrai que nos pratiques sont assez différentes. Mais je vois le dessin comme base à nos recherches respectives. D’ailleurs j’ai trouvé très intéressantes nos discussions à pro­pos du dessin – pendant qu’on travaillait sur cet article. Il me semble que le dessin est vraiment plus qu’une activité : c’est une attitude. Je prenais le dessin comme un divertisse­ment, alors qu’il est bien au contraire un approfondisse­ment, une volonté permanente de perfectionnement.

Marie : Il permet d’être dans le fait pur, hors du jugement, de ne pas présupposer. Quand je dessine le chapeau de quelqu’un dans le métro, je ne me demande pas si ce chapeau est à la mode ou si son propriétaire appartient aux CSP+ : ce chapeau devient pur trait, courbes, excroissances, ombres.

Thierry : L’état d’esprit nécessaire à la réalisation d’un bon dessin est là : ne pas préjuger de la nature des choses, de leur forme, et être sensible aux émotions que l’on ressent devant elles. D’ailleurs c’est là le fonctionnement de l’hémisphère droit du cerveau (et un excellent livre pour se mettre au dessin : «Dessiner avec le cerveau droit» de Betty Edwards).

Le dessin nécessite un fort sens critique, pour ne pas rester enfermé dans ce qu’on sait faire, rester en mouvement.

Cliquez pour agrandir
Marie - «Rythmes géométriques», 2011

Marie : En dessin il s’agit d’être vivant, pas perfectionniste. Il faut beaucoup travailler son dessin pour arriver à une maî­trise qui ne soit pas contrainte. Après plusieurs heures de travail acharné et laborieux, j’arrive parfois à l’état de grâce : je suis comme quelqu’un qui plane au-dessus de son dessin, avec une fébrilité maîtrisée, et le dessin qui sort est bon, enfin ! Cette sensation du dessin, je la retrouve tout à fait dans ce que décrit le jazzman Didier Lockwood : les années d’apprentissage qu’il a derrière lui, lui permettent d’arriver en concert au plus grand contrôle de soi combiné à un total oubli de soi. Sa pratique devient un réflexe : au moment où il joue, il se situe dans différents espaces simultanément, il est spectateur de ce qu’il fait.

Si je cherche à faire un dessin «bien joli» ou «parfait du pre­mier coup», je suis à l’inverse de cette démarche, et mon dessin ne sera pas vivant.

Thierry : Comme le dit si bien le peintre allemand Gerhard Richter, l’art est sûrement une quête, d’où on veut faire émerger : «Quelque chose qui m’est inconnu, imprévisible, quelque chose de plus universel aussi. Une image qui repré­senterait notre situation avec plus de justesse, avec une touche d’anticipation ; quelque chose qui peut être compris comme une idée. Pas didactique, ni logique, mais très libre, d’apparence facile, malgré toute sa complexité». Quelque chose de beau.

Cliquez pour agrandir
Thierry - «Janus», 2012

Marie : Émerger est bien le terme : il s’agit d’une quête qu’on ne peut pas brusquer. Expliciter directement l’objet de la quête reviendrait à l’épuiser, à le rendre plat et ininté­ressant. J’ai la sensation d’être un pêcheur qui procède par cercles concentriques : si je me rue sur le poisson, il va s’évanouir, il n’aura été qu’une chimère. Mais si je dis un peu différemment aujourd’hui ce que j’ai déjà dit hier, si je tente telle autre nuance, tel autre contraste légèrement différent, alors mon langage s’approfondit. Quand on redit la même chose avec d’infimes nuances, ce sont ces nuances qui font tout l’art.

J’aime le mot de Josef Albers pour parler de son exploration de la couleur : «C’est comme la cuisinière ; tantôt elle met un peu plus de sel, tantôt un peu moins. C’est ce qui fait toute la différence».

«Dans l’usine, je suis poète»

Cliquez pour agrandir Marie - «Les kiwis», 2011

Marie : Un autre point commun entre nos deux parcours : nous gardons tous deux un pied dans le monde de l’ingénieur. Cela a certes des avantages matériels, mais pas uni­quement.

Thierry : De ce double cursus, je ne peux que mettre en avant l’intérêt tant humain qu’intellectuel de l’alliance de la créativité et de la technique.

J’attends d’ailleurs avec impatience la suite des événements côté ARTEM à Nancy, avec l’inauguration du campus com­mun à l’École Nationale Supérieure d’Art de Nancy, l’École Nationale Supérieure des Mines de Nancy et ICN Business School, École de Management.

Mon parcours m’a convaincu qu’une telle fusion des compé­tences peut d’ailleurs amener des profils novateurs sur le marché du travail.

Marie : Je m’aperçois que mon parcours de peintre me donne des enseignements intéressants pour mon métier d’ingénieur. Pour donner un exemple : le fait de vivre très concrètement l’amélioration permanente, infinie et passion­nante dans la peinture donne de la chair au concept de pro­grès continu dont on parle tant dans l’industrie ! Cela m’a aidée à voir la «boucle du progrès» comme capacité à se remettre en question, à vouloir faire mieux, à mettre tou­jours un peu plus d’intelligence dans une tâche qu’on pen­sait bien balisée.

Par ailleurs, j’aime le fait d’avoir un regard (un peu) diffé­rent, de chercher aussi dans l’entreprise la poésie et la beauté. Par moments je trouve étonnant d’être vue à l’usine comme le peintre, et d’être vue à l’atelier comme l’ingénieur. Mais il y a au final un enrichissement mutuel de ces deux mondes...

... ou comme le disent les vers de Charles Cros, poète et inventeur :

«J’allume du feu dans l’été,
Dans l’usine je suis poète ;
Pour les pitres je fais la quête.
Qu’importe I J’aime la beauté».

 

Auteurs

Articles du numéro

Commentaires

Aucun commentaire

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire. Connectez-vous.