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janvier 2015

De l’art pour innover

Un monde en mutation

Ce texte n’a pas vocation à établir une sorte de vérité, ni même à définir clairement des disciplines que l’on oppose parfois. Ce n’est pas une démonstration, ni une dissertation. C’est un cri du cœur ! Un témoignage du passage d’ingénieur à designer.

Un cri qui me semble malgré tout utile à une époque où l’on attend de l’innovation et de la transformation à toutes les échelles, qu’elles soient individuelles ou collectives.

À l’échelle individuelle, notre époque est celle des carrières en pleine mutation, des métiers changeants, qui restent par­fois même à définir ou à inventer. Il est, par exemple, loin le temps où l’ingénieur des Mines avait pour seule vocation de sonder les entrailles de la Terre !

À l’échelle collective, on entend parler de transformation nécessaire du tissu industriel, mais aussi de l’ensemble de notre modèle économique. Un pays que l’on dit en crise ! Crise des institutions, du système, des valeurs...

Les trajectoires de vies personnelles aussi se complexifient : mariages, mélanges, codes établis qui se voient bouleversés par de nouveaux modèles. Chacun peut l’expérimenter. Non pas que la vie fût plus simple il y a 50 ans, mais il semble qu’aujourd’hui la société soit prête à assumer cette complexité et la reconnaître.

Alors on parle d’innovation, de transformation. Mais quel lien avec l’art me direz-vous ? Alors qu’on nous implore d’innover, je crois qu’il y a là une voie, lointaine du «tout technologie». Cette voie, j’ai commencé à l’emprunter !

Dialogue entre art et design

Je crois que l’on gagnerait à se nourrir de l’approche sensible et artistique dans tous les domaines, même les plus tech­niques. Une voie poétique oserais-je dire ? Je défends l’idée d’un dialogue entre ingénierie, sciences et design, enrichis de cette voie artistique et poétique. Clé de voûte d’une inno­vation continue pour s’adapter aux changements constants et très rapides de notre société moderne.

Avant de se lancer dans l’un ou l’autre des domaines, chacun pourra demander à l’une ou l’autre des parties de se définir et de se différencier.

C’est ce que j’ai d’abord été tenté de faire, il y a quelques années, alors que je choisissais un changement radical d’orientation, me tournant après le diplôme d’ingénieur civil des Mines vers celui de designer industriel.

Mais très vite, établir des frontières opaques entre ces domaines m’a semblé vain. Explorer chacun de ces domaines – sans se soucier de leurs potentielles limites – m’a dès lors paru plus judicieux.

Sans les définir complètement, nous pouvons néanmoins jouer avec quatre ensembles : design, science, ingénierie et art. Ils ne sont pas du même ordre, mais j’ai pu les fréquenter et observer que beaucoup de leurs acteurs se posaient des questions sur ce qui les séparait.

Il me semble que l’art donne au design ce que l’approche d’ingénieur ne lui apporte pas assez. Et inversement.

L’art est - sous certains aspects - plus proche de la science, que de l’ingénierie, en ce qu’il explore sans contraintes. À la manière de la science et de la sérendipité. Parfois le disposi­tif mis en place n’aboutit à rien, et c’est à côté que l’on fait une découverte. On ne trouve pas seulement par le calcul et l’anticipation mais par le faire, l’expérimentation et l’observation.

L’art trouve-t-il d’ailleurs quoi que ce soit ? Ou n’éclaire-t-il pas seulement de nouveaux points de vue et ainsi de nou­veaux horizons ? Là déjà je retrouve un élément utile à l’innovation. Celui-là même que les pionniers recherchent.

Créer dans un contexte !

Le design est différent de l’art. On parle d’art pour l’art. Non pas qu’il soit futile, mais plutôt qu’il peut exister par et pour lui. Alors que le design est au service d’un contexte qu’il aide à transformer.

L’art, lui, n’a pas forcément pour vocation première de chan­ger le contexte de l’artiste. D’un geste, l’artiste choisit d’abord d’exprimer sa vision du monde !

C’est en créant des outils que le designer change le monde. Et s’il les dessine à dessein, il crée les leviers utiles à la créa­tion du monde qu’il souhaite pour lui et ses contemporains.

Mais ne croyez pas là que je place le design au-dessus de l’art. Je crois que l’art participe lui aussi à changer le monde, non pas en agissant mais en énonçant.

Ainsi les deux ensembles «design» et «art» se rejoignent dans ce qu’on appelle le dessin d’une utopie.

Si l’artiste pressent, déjà par signaux, un monde à venir, ou s’il pose un regard sensible sur notre monde, le design, lui, cherche à le changer, ou du moins à créer les outils dont le monde doit se doter pour répondre aux attentes implicites de ses contemporains.

Pas d’idéal sans action

Au-delà de la théorie et en plus de l’approche poétique, et parce que j’ai finalement choisi de monter une agence plutôt que de faire une thèse, mon expérience avec Unqui desi­gners est celle du faire. À la manière d’un artiste plasticien, je défends l’intérêt d’une approche sensible pour enrichir l’action.

Pas d’idéal sans action, sans confrontation au réel. Moins de prévisions mais plus de remise en question. Les designers uti­lisent souvent cette expression pour définir leur approche : «Un ingénieur se demande comment construire le pont. Le designer, comment traverser la rivière».

Et parfois de longs calculs ne valent pas mieux que l’intuition et la simplification avant le test in vivo. J’en ai fait l’expérience à mes dépends sur certains projets. Pour ce faire, il faut aussi accepter le possible échec.

Bien sûr, nous ne construisons pas de fusées, quoique le design s’intéresse aussi aux voyages sur Mars ! Mais sans remettre en question l’intérêt des équations complexes, il faut savoir adapter le niveau de complexité au contexte et savoir pro­gresser par expériences successives pour éviter de trop longs calculs d’anticipation. Ce que l’ingénierie ne m’avait pas appris pour entreprendre et innover.

Cette vision est certainement simpliste mais je me pose mal­gré tout la question. Quel rôle peut jouer l’ingénieur au XXIe siècle, s’il veut porter l’innovation, et que les calculs ne sont pas suffisants ? Comment peut-il retrouver le rêve de l’inventeur qui créé la montgolfière, ou le zeppelin, fort de principes physiques mais aussi d’expérimentations ? Il me paraît néces­saire de se servir de toutes les disciplines, pour retrouver le rêve de ces ingénieurs du début du siècle qui ont fait naître l’industrie et l’ont adaptée aux défis de notre époque.

Réhabiliter l’intelligence sensible

Il est temps de recréer un modèle post-industriel, porté par un projet humaniste.

Un modèle équilibré, qui réponde aux besoins multiples de l’homme moderne dont la nécessité d’harmonie entre corps et esprit. Une harmonie qui ne date pas d’aujourd’hui. Rabelais la décrivait déjà dans l’équilibre des disciplines que suivait Gargantua, entre cours théorique, activité physique, nécessité du corps, etc.

Plus encore, il est urgent de réhabiliter l’intelligence sensible, celle qui décèle les nuances des contextes et qui ne se limite pas au cogito Cartésien. Quand on pense tout maîtriser par la raison, on quitte aussi le monde des sens et les richesses que révèle l’intuition.

Il me semble qu’il y a là pour la France une opportunité évi­dente de briller à nouveau, Terre du cartésianisme mais aussi pays reconnu pour sa culture artistique autant que pour celle dite du goût.

À l’heure où l’on se lamente sur notre sort, comment peut-on entendre sonner fort notre «cocorico» ? Les start-up des nou­velles technologies et applications nous honorent déjà. Mais l’on pourrait aussi puiser dans les bonnes énergies que libère l’art pour conduire des projets à la fois techniques et poé­tiques. Des défis lancés pour conquérir de nouveaux terri­toires d’expériences intellectuelles et sensibles. Les nouvelles technologies et systèmes de représentation des données sont un territoire où le style et le goût peuvent s’exprimer pour produire du sublime.

C’est à ce moment que je superpose les disciplines, art, scien­ce, design pour appeler à construire des projets ambitieux et poétiques. On ne prend aucun risque à viser de grands défis poétiques. Créer de petites utopies sans craindre de se perdre, se faire confiance sur la voie de ses rêves.

La pratique artistique et la connaissance des différentes créa­tions et époques nous apprend à accepter la singularité des regards de chacun et à en faire une richesse. Plutôt que de rentrer dans des débats d’experts, nous pouvons envisager la diversité des regards, comme un tableau de connaissances aux multiples facettes. L’expertise ne rendant chacune des facettes que plus brillante et claire. Sans aller jusqu’à citer Rihanna, à la manière des diamants, le tableau des connais­sances utiles à un projet serait d’autant plus brillant que les facettes sont nombreuses et claires.

De la même façon qu’un tableau de connaissance peut deve­nir sublime, un contexte dont on perçoit les moindres nuances, et dont la composition est harmonieuse, se jouant de répétitions et de ruptures, peut nous apporter quelques secondes d’expérience sublime.

Alors je crois que l’avenir se joue à la superposition des deux expériences, intellectuelles et sensibles. Abstraites et tan­gibles.

Se laisser guider par l’intuition

Il n’est pas forcé de construire un grand plan. Le design nous apprend à faire une maquette pour voir le coup d’après, à avancer par intuitions successives.

Attention plaider pour l’intuition ou l’instinct ce n’est pas choisir le hasard. C’est exiger le travail du goût, l’aiguisage du sensible. Comme en cuisine connaître la chimie ne fait pas de vous un grand chef. Connaître les recettes de base est aussi nécessaire mais non suffisant. Il faut de la pratique et du goût. Le «goût» non pas comme une valeur, mais comme un appétit des sens à toucher, sentir les nuances de couleur, de matière, les harmonies et les ruptures, de ce monde riche. De même la connaissance scientifique des choses n’est pour moi pas une fin en soi. Ce n’est que le début. La matière utile pour alimenter l’imaginaire. Lui-même qui peut guider la pratique. La pratique engageant le corps (action, perception dans l’es-pace), les sens (capter les signaux) et l’esprit (interpréter les signaux).

Plutôt que de parler d’ingénierie, d’art, de sciences et de desi­gn, je pense simplement plaider pour l’optimisme, l’imaginaire, la curiosité et l’artisanat d’expérience.

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