Retour au numéro
Vue {count_0} fois
novembre 2016

Comment réussir à mettre en mouvement une organisation installée ?

Notre métier consiste à repenser les organisations en utilisant tout ce que le numérique a apporté ces vingt dernières années. Cela démarre par une étude appro­fondie de l’activité de l’organisation et de l’existant, métiers et systèmes d’information. Et cela se poursuit, si nous avons été convaincants, par une mission de conduite de program­me de transformation.

Une entreprise qui a vécu un traumatisme avec son ERP souhaite auditer ses systèmes d’information

Nous avons été contacté par le dirigeant d’une PME réalisant un chiffre d’affaires de plusieurs dizaines de millions d’euros et existant depuis plusieurs dizaines d’années. Il veut faire un bilan de son informatique.

Le fait générateur est le suivant : la dernière mise à jour de son logiciel intégré de gestion de l’entreprise (ERP) a coûté aussi cher que l’installation initiale. De plus, elle a duré aussi longtemps et généré autant de tracas pour les métiers et les utilisateurs. D’habitude, ce type de projet de « montée de version » représente de l’ordre de 10 à 20 % du coût de l’ins-tallation initiale. Pas 100 %.

Avant de faire une proposition, nous demandons aux com­manditaires si l’entreprise serait prête à tout changer à nou­veau si telle était la conclusion de l’étude. La réponse, sans grande hésitation, est « oui ».

Confortés par cette volonté, nous faisons une proposition qui est acceptée, pour réaliser une étude en six semaines.

Cette étude se passe parfaitement, et nous en présentons les résultats aux commanditaires : situation de l’existant, mise en perspective historique, constats et diagnostic des dysfonc­tionnements, recommandations d’améliorations, plan d’ac-tion avec gains financiers et métier associés.

L’audit propose un plan d’action faisant passer l’entreprise à l’heure d’Internet

Nous expliquons, avec la participation de Jean-Paul Figer, architecte et dirigeant de Capgemini pendant quarante ans, tout ce que les technologies issues de la révolution de l’Internet peuvent, à peu de frais, apporter à l’entreprise de notre client, avec un dossier de retour sur investissement massif, même en étant prudent. Jean-Paul promeut la simpli­fication de l’informatique avec un recours aux technologies éprouvées par des dizaines de millions d’utilisateurs grand public, « Full Cloud ». Les bénéfices sont la simplicité d’adoption, d’utilisation, des coûts de possession 10 à 1 000 fois moindres, la disparition de serveurs coûteux et compliqués à installer et à faire fonctionner. C’est un saut dans le présent, mais pour une entreprise qui s’est informatisée dans les années 1980, c’est un bond dans le futur qui représente une rupture radicale.

Un projet qui démarre bien, mais qui rencontre vite des résistances d’abord organisationnelles

Ainsi, trois mois après les conclusions de l’audit, nous démar­rons la mission de mise en œuvre des recommandations, pla­nifiée sur neuf mois.

La mission est découpée en plusieurs chantiers, environ une dizaine ; pour certains assez indépendants, et pour d’autres très imbriqués.

Tout commence bien, nous avançons assez vite au cours des premières semaines.

Pourtant, au bout d’un mois, nous rencontrons une première difficulté : notre interlocuteur, le responsable des systèmes d’information, n’a plus suffisamment de temps à consacrer à la mission, et provoque un goulot d’étranglement qui retarde la mission. Les actions n’avancent plus, car nous avons besoin de lui et il n’est pas disponible. Nous consommons le budget de charges sur notre projet, au forfait.

Nous convoquons le comité de pilotage. Nous mettons sur la table le problème, ainsi qu’un projet de solution : nous pro­posons de réaliser nous-mêmes certaines tâches, notam­ment de pilotage d’un des prestataires, nécessaire pour cer­tains chantiers.

Puis viennent des résistances d’un autre ordre

Nous avançons à nouveau à un rythme satisfaisant. Puis sur­vient une deuxième difficulté. Le déploiement de Google Apps pose problème. Pourtant, habituellement, ce type de déploiement, qui consiste à mettre en place les outils Google grand public comme Gmail, des agendas et des documents partagés pour un usage professionnel, se passe simplement dans des entreprises comme celle de notre client, où 50 % des personnes s’en servent déjà personnellement. Là, nous avons des réticences par rapport à l’outil historique Outlook. Un chantier qui aurait donc dû se terminer en trois mois met six mois à aboutir.

Même difficulté pour la mise en œuvre, dans cette mission, du Bring Your Own Device (BYOD : c’est-à-dire, utiliser dans un cadre professionnel ses dispositifs informatiques person­nels avec lesquels on est familier). Un certain nombre d’utili-sateurs étaient pour : tous les cadres, hors commerciaux, notamment les commerciaux de plus de 50 ans, qui ont l’ha-bitude de séparer leur environnement professionnel de leur environnement personnel. Pour les convaincre, il a fallu appliquer une prime supérieure aux standards du marché. in fine, les bénéfices du BYOD, qui sont la liberté et la responsa­bilité des bénéficiaires, ne se retrouvent que partiellement. Certes les utilisateurs bénéficient de la liberté de choix leur permettant d’avoir leur matériel personnel financé, mais ils rechignent à endosser la responsabilité du matériel, partie intégrante de la proposition. Par exemple, quand est tombé en panne le smartphone qui leur a été offert, et dont le renouvellement est financé par une indemnité mensuelle, leur premier réflexe a été d’en réclamer le remplacement, au lieu d’en racheter un, comme cela avait pourtant été expliqué et accepté.

Une autre difficulté a été rencontrée avec l’opérateur télécom en place, sur lequel l’entreprise souhaitait s’appuyer plutôt que d’endosser avec ses équipes la responsabilité opération­nelle de la gestion du réseau. Par exemple, pour l’accès à Internet, l’entreprise faisait appel à un opérateur télécom historique pourtant très coûteux, pour un service modeste : 4 Mbits/s, mais une garantie de temps de rétablissement (GTR) de quatre heures très théorique. Aujourd’hui, le mar­ché propose des offres grand public permettant 300 Mbits/s pour 50 fois moins cher, mais sans GTR. Il est facile de pallier ce risque en prenant un second accès à Internet utilisant des infrastructures différentes, par exemple un routeur 4G. La performance à bas prix a été choisie, mais l’opérateur histo­rique a été conservé partiellement, par sécurité et confort, en ne réduisant les coûts que d’un facteur 4 au lieu de 50.

Finalement, dix-huit mois après le démarrage, nous avons réalisé la moitié des actions au lieu des 100 % qu’il avait été prévu d’atteindre en neuf mois, et obtenu la moitié des gains attendus.

Les causes profondes

Le client n’est pas pressé. Il veut progresser en numérique, mais au rythme de ce qu’il estime acceptable pour la culture de son entreprise. Peu importe s’il passe à côté de plusieurs pour-cent de chiffre d’affaires de gains. Il ne veut pas entendre, après le traumatisme de l’ERP, les personnes de son entreprise se plaindre à nouveau du fait de changement de l’informatique.

Et puis le responsable de l’informatique, qui était pour le plan d’action, a été rattrapé par vingt années de pratiques : habi­tudes des technologies des années 1990, priorité donnée à la sécurité et à la non-perturbation des utilisateurs.

Micro-décision par micro-décision, avec les meilleures inten­tions du monde, ce dernier a graduellement infléchi la route du plan de transformation, à tel point qu’il ne concerne plus qu’une moitié de ce qui avait pourtant prudemment été pro­posé. Et non seulement nous avons réduit le périmètre sur ces couches techniques et bureautiques, mais en plus il n’y a eu qu’un chantier sur trois mené sur des applications métiers, porteuses de ruptures visibles par les métiers.

« on ne résout pas les problèmes avec les modes de pensée qui les ont engendrés », Albert Einstein

Aurait-il fallu changer d’acteurs pour changer les modes de pensée ?

Ou bien faut-il considérer que le chemin ainsi entamé, même modeste, est déjà une victoire considérable ?

L’analyse : une question de culture influant sur les micro-décisions

Le professeur Philippe Silberzahn, de l’EM Lyon1, décrit très clairement les mécanismes à l’œuvre dans les organisations installées, qui petit à petit annihilent les nouveautés, quand elles n’ont pas déjà été violemment rejetées au préalable, ou autocensurées par les décideurs. Une organisation installée est comme une grenouille plongée dans une casserole d’eau froide posée sur le feu. Au début, tout va bien, pourquoi changer ? Puis la température augmente, et, dans la plupart des cas, quand la grenouille commence à trouver qu’il fait trop chaud, il est déjà trop tard pour réussir à sortir de la cas­serole. Alors qu’une grenouille plongée dans une casserole d’eau chaude saute tout de suite et se sauve.

Pourquoi changer si tout va bien ? Très peu de gens sont capables de sortir du confort, même s’ils perçoivent des signes clairs que cela ne va pas durer. Il faut convaincre ceux qui ne voient pas ou ne croient pas. Certains se demandent pourquoi sacrifier l’existant qui fonctionne et fait vivre tout le monde, au profit d’un ou des futurs possibles non démon­trés. L’eau n’est pas encore chaude, pourquoi bouger ?

C’est ainsi que beaucoup d’organisations installées disparais­sent, remplacées par d’autres, parties de rien, n’ayant rien à perdre et qui ont compris qu’il y avait des opportunités à sai­sir, de nouvelles technologies à exploiter, des clients insatis­faits à conquérir.

Tous ceux qui n’écoutent plus ce qu’il se passe dehors et qui pratiquent la pensée magique sont condamnés à disparaître, à plus ou moins long terme.

Le cimetière des entreprises autrefois célèbres est grand : Kodak, emblématique, balayé par le numérique, mais aussi les opérateurs historiques de téléphone fixe au profit des mobiles, les fabricants d’ordinateurs de bureau au profit des tablettes, les taxis au profit d’opérateurs numériques tels qu’Uber, le train, qui disparaîtra, remplacé par des véhicules automatiques routiers, moins coûteux, plus écologiques et plus flexibles ; de nombreux fabricants de véhicules clas­siques vont aussi disparaître quand, de produit personnel de masse, la voiture va devenir un service de transport automa­tique mutualisé.

Rares sont ceux qui s’en sortent, mais ils existent : General Electric, IBM, Adobe, Apple ont jusqu’ici survécu à un ou plu­sieurs changements radicaux de leur environnement, en organisant de profonds changements qui ont d’abord détruit de la valeur avant que les nouveaux business models se met­tent à en créer.

Si la culture industrielle du sédentaire est indispensable pour développer et pérenniser une activité, il faut à tout prix garder une large part de culture innovante et réactive du noma­de pour continuer à regarder dehors et réussir à survivre aux changements d’environnement.

Ce que montre cette mission, c’est que déterminer la culture d’une entreprise n’est ni simple, ni immédiat. Il est nécessaire de vivre le changement et d’observer les réactions pour com­prendre les choses en profondeur. Il est donc nécessaire de proposer des programmes de transformation très graduels, en réfléchissant à l’impact de chaque chantier dans la cultu­re de l’entreprise concernée. ■

 

1. http://www.em-lyon.com/fr/faculte-recherche-enseignement-super-ieur/faculte-recherche-emlyon/corps-professoral/Professeurs-perma-nents/Philippe-SILBERZAHN

Auteur

Articles du numéro

Commentaires

Aucun commentaire

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire. Connectez-vous.