Au service des océans
Capitaine de corvette
Chef de la section académique au Centre d’études supérieures de la Marine
La mer couvre les deux tiers de la surface du globe. C’est en son sein que la vie est apparue, et de cette formidable aventure biologique, elle conserve aujourd’hui encore la trace, puisque malgré le spectaculaire épanouissement de la faune et la flore terrestres, la diversité des espèces marines reste infiniment plus riche que celle de leurs lointaines cousines continentales. Et, contemplée depuis l’espace, c’est sous la forme d’une sphère d’apparence bleutée que notre planète s’offre au regard. D’où son surnom de «planète bleue». Et, effectivement, la Terre est Bleue1, visuellement bien sûr, mais surtout en un sens à la fois plus métaphorique et plus profond. Car l’avenir de la Terre s’écrira en Mer, où réside l’essentiel des richesses qui demain permettront la survie d’une humanité à terme probablement riche de plus de neuf milliards d’habitants.
Les océans figurent cependant au cœur de nombreux paradoxes. S’il s’agit par exemple de l’un des milieux les plus anciennement explorés, c’est également l’un des moins bien connus, à la différence de l’environnement spatial immédiat, qui lui est sillonné quotidiennement par de nombreux satellites : on estime qu’environ 90% des espèces sous-marines restent à découvrir. De la même façon, si les profondeurs océaniques recèlent l’essentiel des richesses énergétiques et minérales du globe, ces ressources sont également les plus délicates à exploiter, pour des raisons à la fois techniques, financières et environnementales. Enfin, le rapport de l’humanité à la mer connaît aujourd’hui une profonde transformation : alors que les océans constituaient jusqu’à il y a peu un espace faiblement réglementé, «Tes nullius» selon Grotius, et lieu de déploiement d’une liberté des mers, à la fois propice au commerce mais aussi au repli de trafiquants en tout genre loin du regard inquisiteur des polices continentales, ce milieu tend à faire l’objet d’une régulation de plus en plus stricte, et ce, sous l’influence de plusieurs dynamiques congruentes. La prise de conscience de l’existence de fabuleuses richesses océaniques, cruciales pour la croissance demain, est à l’origine d’un phénomène très sensible d’appropriation des mers par les États, qui entre directement en contradiction avec les libertés océaniques qui traditionnellement y prévalaient. S’y ajoute une dynamique technologique : les progrès en matière d’observation satellitaire, de surveillance maritime et traitement de données permettent également un meilleur suivi des bâtiments, y compris en haute mer, et font régresser l’opacité océanique qui autrefois était l’une des caractéristiques notables de ce milieu. Seul l’environnement sous-marin bénéficie encore de cette propriété devenue exceptionnelle ; ce qui en fait, par la discrétion dont on peut y faire preuve, l’espace privilégié du déploiement des capacités de représailles atomiques des puissances nucléaires majeures2 – parmi lesquelles figure la France.
Si ce milieu maritime s’avère ainsi riche de nombreuses promesses, tant au plan de ses ressources biologiques, minérales ou de ses potentialités énergétiques, il s’agit également d’un environnement fragile dont l’exploitation à l’échelle industrielle s’avère délicate, et dont la surveillance ainsi que la régulation des usages légitimes apparaissent comme un défi. C’est également le théâtre de nombreuses frictions géostratégiques, dont l’intensité pourrait s’accroître dans les années à venir. Les Marines devront donc élaborer des réponses innovantes, concertées et cohérentes pour faire face avec succès aux risques et menaces que ce nouvel environnement pourrait recéler.
Un
Les ressources des mers sont innombrables et d’une grande diversité, certaines d’entre elles restant à explorer, d’autres au contraire étant manifestement surexploitées.
En matière halieutique, la pêche est à l’origine de la production de 100 millions de tonnes de poissons et de crustacés, tandis que l’aquaculture offre dès aujourd’hui, à une humanité en forte croissance démographique, 60 millions de tonnes de ces mêmes produits.
L’industrie électronique ne reste pas non plus étrangère à la problématique océanique : si la Chine dispose aujourd’hui d’un quasi-monopole sur l’extraction des terres rares, la perspective de recueillir ces précieux matériaux dans les fonds océaniques n’apparaît plus comme une chimère et permettrait de rééquilibrer un marché minier crucial, et pour lequel Pékin possèderait le tiers des réserves d’origine continentale.
Ajoutons à cela le gigantesque potentiel énergétique qu’offre à terme le milieu maritime, en particulier dans le cadre de l’amenuisement progressif des ressources terrestres en hydrocarbure et de l’entrée – semble-t-il durable – en une ère historique où les hydrocarbures seraient devenus coûteux, transformant des investissements à la rentabilité autrefois illusoire en des projets concrets et susceptibles d’offrir des bénéfices à leurs instigateurs. Le pétrole et le gaz sont déjà extraits en abondance des sous-sols maritimes (27% de la production planétaire) jusqu’à des profondeurs avoisinant les 3 000 mètres. Les hydrates de gaz pourraient concourir à la production de gaz naturel. Mais les énergies marines renouvelables, permettant d’améliorer le bilan carboné des États qui en bénéficient, constituent une autre source de production énergétique dont l’avenir semble aujourd’hui pleinement assuré. Éoliennes marines, utilisation de la biomasse d’origine maritime, hydroliennes, énergie marémotrice, énergie thermique des mers, exploitation du mouvement de la houle, et, peut-être même, à terme, énergie nucléaire en mer, constituent des véritables voies novatrices de recherche et, dans certains cas, commencent à déboucher sur de réels projets industriels.
Enfin, la biodiversité marine est exceptionnelle. Elle recèle probablement des richesses insoupçonnées puisque nous estimons n’en connaître que le dixième. Or nous sommes probablement à l’orée d’une nouvelle révolution industrielle fondée sur le développement exponentiel des biotechnologies et de la génétique. C’est sans doute au cœur des océans que gisent les matériaux biologiques et génétiques qui inspireront nos futurs procédés industriels comme nos nouveaux remèdes.
Les richesses de la mer sont donc nombreuses, variées et encore largement inexplorées. Cependant, fort prometteuses, elles attirent les convoitises, dans l’actuel cadre de mondialisation des économies. Et, trop souvent, le progrès de l’emprise humaine se traduit par la dégradation parfois irréversible d’écosystèmes précieux, dont la constitution s’est parfois étendue sur plusieurs dizaines d’années. Aussi l’environnement maritime, fragile, doit-il impérativement être protégé. Son exploitation doit être raisonnée, et non pas désordonnée ou soumise à la loi du plus fort. Elle ne peut donc s’envisager dans la durée sans l’élaboration d’un dispositif normatif précis, suffisamment consensuel, et crédible. De même, les immensités maritimes apparaissent propices à la prolifération de toute espèce de trafics, sortes de revers de la mondialisation aujourd’hui opérante. Raison de plus semble-t-il pour assurer le maintien d’un ordre public
La préservation des écosystèmes marins constitue en effet aujourd’hui une préoccupation essentielle des sociétés civiles ainsi que de certains gouvernements. Un ensemble de conventions internationales s’élabore donc depuis quelques dizaines d’années, afin qu’en mer soient bannis progressivement les comportements délictueux ou irresponsables : dégazage, pollutions lors de l’extraction océanique du pétrole ou bien survenues du fait de défaillances des navires chargés de leur transport, etc. L’exploitation des ressources minérales du sol ou du sous-sol maritime – outre sa rentabilité pas toujours assurée compte-tenu des technologies contemporaines ainsi que du cours actuel des matières premières encore relativement bas – pose très clairement une véritable question éthique et environnementale.
De la même manière, au sein du milieu maritime – et peut-être du fait de la liberté résiduelle qui y prévaut encore – il est fréquent d’observer différents types de criminalités, allant du narcotrafic à l’immigration clandestine. Quotidiennement, des go-fast transitent au travers de la Méditerranée pour y convoyer de la drogue à destination d’Europe occidentale. Des bâtiments de fortune, la plupart du temps dangereusement surchargés, transportent des immigrés illégaux dans des conditions d’hygiène et de sécurité déplorables, à destination des rivages septentrionaux de cette même mer. Au sein de la mer des Caraïbes, de véritables submersibles sont à l’œuvre, permettant l’acheminement discret de stupéfiants vers les lieux de consommation.
Un milieu au cœur des tensions géopolitiques mondiales
Au-delà des fragilités incontestables que recèle le milieu maritime et des défis que représente son exploitation raisonnée, il apparaît également que la prospérité mondiale est aujourd’hui devenue dépendante des flux commerciaux de la mondialisation, concentrés en des axes peu nombreux dont la désorganisation des points de passage obligé – détroit d’Ormuz, détroit de Malacca, etc. – pourrait s’avérer très déstabilisante. Nos économies sont devenues aujourd’hui très largement vulnérables à l’égard de ces flux qui quotidiennement les approvisionnent – non pas seulement en matières premières, mais aussi en biens semi-finis ou de grande consommation dont l’élaboration s’effectue de plus en plus fréquemment au sein des pays émergents, et tout particulièrement dans les terres attenantes à la façade asiatico-pacifique. D’où des phénomènes de piraterie dont il faut se prémunir. D’où également, en cas de conflits de haute intensité, de graves menaces ou risques potentiels que les marines doivent dès aujourd’hui envisager pour tenter d’y apporter des solutions adaptées.
Car c’est en un paysage profondément renouvelé par ces nouvelles problématiques que les marines doivent tenir leur rôle. Leur spectre d’intervention, très large, va de simples opérations de police des mers à l’engagement au sein de conflits à haut niveau de coercition que la fin de la Guerre froide a momentanément occultés, mais dont le retour n’apparaît pas invraisemblable, en particulier au vu de l’évolution des tensions géostratégiques régnant dans la région du golfe d’Oman ou bien sur la façade est-asiatique (mer méridionale de Chine, en particulier).
Dans ce contexte, les marines occidentales doivent développer, en partenariat avec des industriels, des instruments polyvalents : les outils navals seront en effet à l’avenir en nombre nécessairement plus restreint qu’autrefois, à la fois parce que les budgets qui leur sont consacrés sont de plus en
La Marine française dispose aujourd’hui de plateformes navales d’un haut niveau technologique, tout spécialement conçues pour remplir une grande diversité de missions. Elle travaille avec détermination au maintien de ce standard de qualité pour les décennies à venir. Avec un porte-avions relativement récent, dix sous-marins à propulsion nucléaire – dont quatre spécifiquement dédiés à la permanence de la capacité dissuasive de seconde frappe –, un avion polyvalent de très haute technologie (le Rafale navalisé), l’introduction du missile de croisière naval, apte à la frappe de précision dans la profondeur, ainsi que le renouvellement d’une marine de surface actuellement en cours (bâtiments de projection et de commandement3 et frégates multimissions4, entre autres), la Marine nationale se dote aujourd’hui d’un outil cohérent et de haute qualité. Nul doute que ce dernier lui permettra de faire face aux défis du XXIe siècle avec les meilleures chances de succès.
Grâce à l’équilibre d’ensemble de leurs diverses capacités, au degré de polyvalence des plateformes retenues ainsi qu’à la modularité de leur conception, les instruments les plus récents précédemment évoqués sont à même de répondre aux nouvelles attentes – difficiles à décrire aujourd’hui avec précision – qui résulteront non seulement des transformations du contexte géopolitique planétaire mais aussi des inflexions des objectifs ultimes de la France et de l’Europe en matière de politique étrangère, de sécurité et de défense, en un monde devenu de moins en moins prévisible.
Au terme de cette rapide revue des enjeux maritimes et navals contemporains, quelques conclusions peuvent cependant être établies.
En premier lieu, la mer apparaît incontestablement comme l’avenir de la Terre, parce qu’elle recèle les ressources minérales, énergétiques et halieutiques dont l’humanité a besoin pour poursuivre son aventure dans un environnement économique acceptable, gage de la préservation de relations harmonieuses – entre et au sein – des États. Cependant le développement d’une telle «croissance bleue» n’est pas sans risque, en particulier au plan environnemental.
Par ailleurs, la dépendance accrue des économies à l’égard de la mer doit être rééquilibrée par l’accroissement des moyens destinés à y maintenir un ordre public minimal ainsi qu’à endiguer risques et menaces qui pourraient s’y faire jour, d’autant que la raréfaction progressive des matières premières accroît la compétition qui y règne. De ces divers constats, résulte pour les Marines – en particulier occidentales – l’ardente obligation de préserver les conditions futures de la paix sur mer, en une phase du développement historique où les tensions internationales semblent être en proie à une nette recrudescence, probablement durable. C’est ce à quoi la Marine nationale se prépare – en concertation avec ses partenaires européens et atlantiques – avec exigence, professionnalisme et détermination. ■
1 Titre d’un ouvrage de la collection Études Marines (n°5 – novembre 2013) publié par le CESM.
2 Composante océanique de la dissuasion, montée sur SNLE, assurant la détention en toute circonstance d’une capacité de seconde frappe crédible.
3 BPC porte-hélicoptères.
4 Programme FREMM.
Aucun commentaire
Vous devez être connecté pour laisser un commentaire. Connectez-vous.