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Forum "l'énergie c'est compliqué".
COMMENT LA FRANCE A-T-ELLE PERDU LA SÉCURITÉ DE SON APPROVISIONNEMENT ÉNERGÉTIQUE ? (ACTE 2)
Ma contribution de février 2023 à la News des mines a signalé que l’Assemblée nationale avait créé une Commission d’enquête « visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétiques de la France ». De fait, la France, qui était il y a encore 10 ans le premier exportateur net d’électricité au monde, a importé à l’automne 2022 depuis tous les pays voisins, est menacée de coupures d’électricité et de gaz, voit exploser les prix de l’électricité, du gaz et des carburants… ; et EDF, qui était jusqu’en en 2017 le plus grand électricien du monde, se trouve aujourd’hui face aux plus grandes difficultés pour financer son avenir…
Sans que doive être méconnue la multiplicité des facteurs de la situation actuelle (cf. le contexte géopolitique, les pertes de compétences dans le domaine nucléaire, etc.), ma contribution de février se limitait à l’électricité et à la libéralisation du secteur électrique, et elle a abordé trois points :
- 1) La directive européenne de 1996 qui a libéralisé le secteur a résulté des aspirations de la Commission et de l’Allemagne, ainsi que d’éléments technico-économiques conjoncturels qui se sont vite révélés caducs.
- 2) Des solutions équilibrées ont toutefois pu marquer la forme finale de la directive de 1996 et la loi française de 2000 sur l’électricité. Leur volet en faveur du service public a permis que des politiques énergétiques puissent encadrer le fonctionnement du marché ; et leur volet en faveur de la libéralisation a permis que la position des opérateurs historiques puisse être contestée par des « nouveaux entrants »… si ceux-ci s’avéraient compétitifs !
- 3) Mais par la suite, une évolution a priori inattendue a visé un développement artificiel de la concurrence, indépendamment de la plus ou moins grande compétitivité des nouveaux entrants, et a eu de lourdes conséquences : le choix d’une régulation « asymétrique » (visant à favoriser ces nouveaux entrants) a eu pour effet que le succès d’un opérateur a dépendu de mesures politico-administratives, il a ouvert un vaste champ à l’action des lobbies, et il n’a guère encouragé l’investissement dans des moyens de production performants (en particulier, bénéficier de « l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique », l’ARENH, a pu sembler plus avantageux pour les acheteurs-revendeurs d’électricité qu’investir dans des équipements lourds) ; et de plus, les transferts opérés au profit des opérateurs alternatifs et au détriment de l’opérateur dominant EDF ont concouru à épuiser financièrement celui-ci…
Nous allons aujourd’hui poursuivre en évoquant la « financiarisation » du secteur électrique et les modalités pratiques de la priorité donnée aux énergies renouvelables.
- La libéralisation s’est accompagnée d’une « financiarisation » discutable du secteur électrique.
Avant la libéralisation, les tarifs étaient basés sur les coûts de production (comme le disait Marcel Boiteux : « Les tarifs doivent indiquer les coûts, comme les horloges doivent indiquer l’heure… »). Seuls quelques échanges transfrontaliers entre opérateurs nationaux, en général conclus de gré à gré, pouvaient s’écarter des coûts et résulter de la confrontation de l’offre et de la demande. Il reste que les tarifs étaient fondamentalement stables. Il y avait là un facteur important de la sécurité d’approvisionnement : celle-ci passe en effet par la disponibilité physique de l’énergie, mais aussi par des prix prévisibles et modérés.
Toutefois, avec la libéralisation s’est développée la financiarisation du secteur électrique. Des « bourses de l’électricité » ont ainsi été créées, avec des ventes « spot », des ventes à terme (voire à découvert), des « dérivés » initialement censés permettre de se prémunir contre les fluctuations des cours, et bientôt largement devenus des outils de spéculation pure… Cette financiarisation reposait sur un discours que l’on peut juger pour partie idéologique, suivant lequel le libre marché réglait tout au mieux : « Il faut imposer la rupture des contrats de long terme, qui font obstacle à la fluidité des échanges… Vous aurez besoin d’électricité ? Vous en achèterez le moment venu sur le marché ! »… « Vous craignez une augmentation des cours ? Pas de souci, prenez un “call” ! »… Cette évolution a pu permettre la prospérité de certains financiers et de certains spéculateurs par captation d’une partie de la valeur ajoutée du secteur. Mais elle a créé une grande volatilité des prix :
- Le cours « spot » du MWh sur l’EPEX a ainsi pu être de 4€ en mai 2020, de 740 € en août 2022, de 400 € en décembre de la même année…
- Elle fait payer à tous les erreurs de certains. En effet, sur un grand marché européen unifié, les cours tendent à s’aligner sur le coût de production de la centrale en fonctionnement qui est la moins performante (si le cours était inférieur, cette centrale ne fonctionnerait pas alors qu’on en a besoin…). Le recours massif au gaz (notamment en Allemagne) fait donc s’envoler les cours de l’électricité parallèlement à l’envolée des cours du gaz.
De plus, la volatilité des prix freine les investissements et favorise leur « court-termisme » : comment se lancer dans des investissements très lourds, qui nécessiteraient des décennies pour être amortis, si l’avenir est aléatoire ? Et surtout, la financiarisation, dès lors qu’elle semblait fournir une réponse à toutes les préoccupations, a amené à oublier qu’elle échouait à pallier l’absence d’investissements ou le choix de mauvais investissements, et les pénuries qui résultent de ces erreurs… Mais nous pouvons aujourd’hui constater que face aux excès des techniques financières, l’économie réelle finit par disposer d’un grand pouvoir de vengeance !
- La priorité donnée à un développement rapide des énergies renouvelables a pu accroître les difficultés du secteur électrique.
Un effort résolu en faveur des énergies renouvelables était rendu possible par la directive de 1996 et par la loi de 2000, et cet effort était clairement voulu par tous les acteurs publics de l’époque. Quitte à susciter des critiques (ou d’autres contributions à la News…), on peut toutefois envisager que cet effort ait été voulu trop intense et trop rapide …
C’est ainsi qu’une loi de 2015 a prévu « de réduire la part du nucléaire dans la production d'électricité à 50 % à l'horizon 2025 ». La loi de 2019 « relative à l’énergie et au climat » a confirmé cet objectif tout en le repoussant à 2035. Sur cette base, la programmation de 2019 a prévu la fermeture d’ici à 2035 de 14 réacteurs nucléaires, dont les deux réacteurs de Fessenheim. La tribune que les principaux acteurs de ces décisions ont publiée en février 2020 dans le journal Le Monde illustre l’esprit de l’époque : « La mise à l'arrêt de la centrale de Fessenheim incarne l'idéologie de responsabilité que nous portons [...]. C'est un événement historique. [... L'accélération de la production d'énergie éolienne et photovoltaïque] permettra de compenser la mise à l'arrêt progressive des 4 dernières centrales à charbon et de 14 des 58 réacteurs nucléaires sans mise en cause de la sécurité d'approvisionnement ». Ces orientations contraignantes (et toujours en vigueur !) ont amené EDF à se détourner de travaux et d’investissements qui auraient pu être un atout pour la France d’aujourd’hui. Comme l’a déclaré J.-B. Lévy, PDG d’EDF jusqu’en 2022, « dans ce contexte, évidemment on n'a pas embauché pour faire des centrales, mais pour en défaire »…
De plus, la priorité donnée au développement rapide des énergies renouvelables s’est traduite par une insuffisance des financements accordés à EDF en compensation de ses obligations de service public. Plus précisément, la « contribution au service public de l’électricité » fixée par les Pouvoirs publics et payée par les consommateurs devait chaque année couvrir à l’euro près les charges de service public imposées à EDF, telles que calculées par la Commission de régulation de l’énergie ; ce dispositif devait tout particulièrement permettre le financement de la promotion des énergies renouvelables (par exemple les surcoûts résultant pour EDF de « l’obligation d’achat » de l’électricité produite à partir de ces énergies). Or le montant de la contribution a rapidement cessé d’être fixé au niveau calculé par la CRE ; cette tactique a permis dans l’immédiat de ne pas faire payer aux consommateurs l’intégralité du coût de la politique en faveur des renouvelables ; mais de ce fait, les comptes d’EDF ont connu pendant des années un poste de « produits à recevoir » sur les montants futurs de la contribution, qui a atteint six milliards d’euros. Ce montant a fini par se résorber sous l’effet de l’augmentation brutale et inattendue des prix de marché (ces prix étant passés au-dessus des tarifs de l’obligation d’achat, il a pu être considéré que celle-ci devenait une « bonne affaire » pour EDF et permettait que la compensation de l’obligation d’achat devienne négative). Il n’en reste pas moins qu’hormis ce phénomène récent et conjoncturel, l’insuffisance chronique de la compensation a été le signe patent d’un développement des énergies renouvelables trop accéléré pour que celui-ci puisse trouver son financement prévu par la loi ; il a également constitué la mesure d’une distorsion de concurrence réalisée au détriment d’EDF.
Enfin, je signalerai un dernier exemple des mécanismes qui, sur la base de la priorité donnée aux renouvelables, entraînent des transferts financiers massifs :
- Des fournisseurs alternatifs proposent aux clients potentiels de l’électricité « 100 % renouvelable ». Il faut comprendre par là (et certains opérateurs ont d’ailleurs le mérite de le préciser) que sur une année, ils s’engagent à injecter sur le réseau autant de MWh renouvelables que leurs clients en auront consommé.
- Mais en réalité, dans la majorité des cas, ces opérateurs vendent à EDF dans le cadre de « l’obligation d’achat » et à un prix fixé par les Pouvoirs publics qui est généralement supérieur au coût et à la valeur de l’électricité vendue (la valeur des kWh vendus est faible, car ceux-ci sont disponibles quand le vent ou le soleil le veulent bien, et non quand on a besoin d’eux…). Pour fournir leurs clients, il reste à ces opérateurs à acheter à EDF de l’électricité nucléaire dans le cadre de l’ARENH, à un prix qui est également fixé par les Pouvoirs publics, mais qui cette fois est inférieur à son coût et a fortiori à sa valeur…
- Ces opérateurs réalisent ainsi une marge à la fois importante et artificielle, puisque basée sur un écart de prix fixé par les Pouvoirs publics et explicitement voulu en leur faveur, et bénéficient ainsi d’un transfert financier considérable au détriment de l’opérateur public. Pour mémoire, on notera qu’en outre, les mécanismes évoqués biaisent la conception que les consommateurs peuvent avoir de la compétitivité des diverses filières.
- Au total, la France perd sur de multiples tableaux.
Paradoxalement, les mécanismes évoqués, malgré leur ampleur, n’ont pas permis à la France d’atteindre les objectifs de développement des énergies renouvelables qui résultent de la directive de 2018 édictée en la matière par le Parlement européen et le Conseil. Notre pays apparaît ainsi comme le « mauvais élève » dont il convient de stigmatiser le retard. Cette situation peut toutefois être éclairée et relativisée par trois considérations :
- La directive vise spécifiquement la consommation d’énergies renouvelables, mais non la consommation d’énergies décarbonées.
- La focalisation sur les renouvelables est défavorable à la France, qui peut difficilement atteindre les objectifs assignés : en effet, compte tenu de l’importance de son électronucléaire, notre pays a peu de consommations fossiles à remplacer, et se trouve inexorablement sous la moyenne européenne pour ce qui est de la part des renouvelables dans la consommation d’énergie. Inversement, une focalisation sur la décarbonation nous aurait été favorable (la France étant, avec la Suède et la Finlande, en pointe pour le recours aux énergies décarbonées).
- On peut se demander si l’effort voulu par la directive européenne n’aurait pas dû être focalisé sur la décarbonation (qui peut légitimement constituer un objectif en soi), plutôt que sur le développement des renouvelables (qui pourrait apparaître comme un moyen permettant d’atteindre la décarbonation). Mais face à cette interrogation, il est difficile de ne pas avoir à l’esprit le propos tranché de l’ancien PDG d’EDF H. Proglio devant la Commission parlementaire d’enquête : « Toute [réglementation] européenne est une réglementation allemande ! »…
En tout état de cause, les mécanismes financiers évoqués (ARENH, conditions tarifaires de l’obligation d’achat, insuffisance de la contribution au service public de l’électricité…) ont favorisé la prospérité de certains nouveaux acteurs du secteur énergétique, mais ont concouru :
- à l’épuisement financier d’EDF, à plusieurs abaissements de sa cotation financière et à la chute de son cours de bourse (l’État, qui en 2005 avait vendu 12 % des actions d’EDF à 32 €, entend les racheter prochainement à 12 €) ;
- et surtout, aux difficultés de l’opérateur public pour financer les travaux et investissements aujourd’hui nécessaires au maintien et à l’augmentation de la production : la poursuite d’un développement raisonné des renouvelables, le « grand carénage » permettant le prolongement de la vie des centrales nucléaires existantes, et le lancement de nouveaux réacteurs EPR…
À court et moyen termes, c’est bien entendu les consommateurs français qui en sus d’EDF, vont souffrir de cette situation, avec des palliatifs qui nous rendent dépendants de l’étranger, nous imposent des restrictions de consommation, laissent subsister des risques de coupure et s’accompagnent d’une augmentation des prix...
Pour ce qui est du long terme, il nous reste à espérer que quelques leçons seront tirées des constats actuels : comprendre notre situation n’est pas suffisant pour échapper à celle-ci, mais constitue sans doute une étape nécessaire !
Jacques Batail (P 73 - CM 76)