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Intermines
Mineur Cosmopolite : Julien Decaudaveine (P79)

01 janvier 2020 Médiathèque Carrières
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L’Afrique au cœur - Interview réalisée par Claude Bardy (P79)

La vraie expatriation : au cœur de l’Afrique. Notre camarade Julien l’a vécue depuis presque 20 ans et brûle d’y retourner. Il a bien voulu se confier à l’interviewer habituel d’INTERMINES. Ses propos sortent des ornières de la banalité…


 

Cher Camarade, restituons la perspective temporelle : tu es rentré aux Mines en 1979, alors que l’Iran tombait de Shah en Ayatollah, déclenchant un deuxième choc pétrolier qui sonna le glas de l’énergie bon marché, ainsi que des 30 Glorieuses. Une année plutôt fatale, non ?

Julien : En effet et j’en fus fort frappé, avec la vision pessimiste d’un Monde en inéluctable récession. Les jeunes Mineurs souffrent sans doute aujourd’hui d’un spleen similaire, causé à présent par le réchauffement quasi-assuré de la Terre. Heureusement le cursus passionnant des Mines et les joies du Quartier Latin soignent efficacement ces afflictions. Le Nucléaire me semblait aussi (je le pense encore) un bon ersatz pour les énergies fossiles et je choisis naturellement l’option Génie Atomique. L’option était alors focalisée sur la centrale Superphénix, conçue pour produire autant de combustible nucléaire qu’elle en consommait. 

Malgré tes plans tu sembles avoir bifurqué tout de suite vers les énergies fossiles...

Julien : Les hasards d’une recherche trop facile de premier emploi m’y projetèrent. Je m’y trouvai bien et m’orientai graduellement vers une activité classique de construction pétrolière, sur des projets de plus en plus importants. En 2001, je saisis la chance de participer au développement du pétrole du Tchad, avec ExxonMobil. Nous partîmes en famille, avec mes 4 enfants et ma femme. Ce fut pour pour eux une expérience passionnante et formatrice, permettant d’apprécier le grand écart entre notre pays et ces contrées semi-arides où il n’est de richesse que d’hommes… et de bétail, pour paraphraser la célèbre devise. Nous montâmes même un petit cinéma de quartier en plein air à N’Djamena (qui nous montra l’extrême difficulté d’y lancer une activité commerciale). Pour plus de détails, (re)lire « Les tribulations d’un ingénieur au Tchad » (ed. L’Harmattan).

C’est donc là que tu contractas le virus de l’Afrique.

Oui. Mais après la mise en route du projet pétrolier (4Mds$, 250KBD), lorsque la firme s’enquit de ma mobilité pour le prochain job, j’indiquai que j’irais n’importe où sauf au Nigeria, qu’on m’avait décrit comme la pire des destinations. Naturellement j’y fus transféré sans pitié, en 2005, dans les bagages de mon remarquable chef de projet qui avait subi le même sort. J’y ai passé l’essentiel de mon temps depuis, pour mon plus grand bonheur, alternant directions de chantier et postes fonctionnels. Avec une brève expatriation au siège de Houston où, pour tuer l’ennui, je manquai de me tuer en parachute ! En fin 2014, je quittai ExxonMobil qui voulait me renvoyer du Nigeria en France, et j’abandonnai le doux cocon du CDI pour devenir contractuel. Total Upstream Nigeria m’engagea début 2015 sur un mégaprojet de FPSO nommé Egina.

Tu parles de bonheur au Nigeria. Ce pays n’est-il pas miné par la corruption, l’insécurité, les fuites de pétrole, le tribalisme, et la croissance incontrôlée de sa population ?

Tous ces maux y existent, bien qu’exagérés par les media, notamment CNN. L’explosion démographique est cependant un fait : 200 millions d’habitants en 2019, plus 5 millions par an, avec un impact urbain amplifié par l’exode rural. Mais ce que j’ai personnellement constaté est d’une tonalité bien différente. Le Nigérian moyen est très travailleur et entreprenant, scrupuleusement honnête et souriant. En fait il adore rigoler (et cela permet de passer bien des contrôles de police ou d’immigration). Le système bancaire marche parfaitement (mais les taux d’intérêts dépassent 20%). L’économie croît plus vite que la population, sauf dans les zones d’insécurité (le nord-est notamment), du fait de l’esprit d’entreprise très développé. Et puis il y a tous ces côtés sympathiques : les tenues coordonnées et chatoyantes des femmes (« aso-ebi ») avec la haute coiffe ronde (« guélé ») qui les transforme en fleurs, pour les grandes occasions ; la révérence que font les jeunes filles pour remercier, comme en France avant 1960 ; les habiles vendeurs ambulants dans les embouteillages ; les adroits mécanos automobiles qui peuvent tout réparer pour pas cher ; etc. Par-dessus tout le « Broken English » ou « Pidgin », langue vernaculaire colorée qui unit le peuple nigérian mieux que le gouvernement fédéral, avec ses savoureuses expressions (« soja come soja go, barracks remain », le soldat part ou revient mais la caserne reste), et l’habitude d’accentuer la fin des phrases en ajoutant « ô » (habitude dont j’ai du mal à me défaire !). Bref je trouve que ce pays ira de l’avant et nous surprendra dans les prochaines décennies.

Et ce projet de FPSO, Egina ? Qu’est-ce qu’un FPSO ? Est-ce vraiment un « mégaprojet » ?

FPSO signifie Floating Production-Storage-Offloading. C’est une barge usine destinée à collecter, traiter, stocker et expédier le pétrole, ainsi que ses coproduits : gaz et eau. Egina mesure 330m pour un déplacement maximum de 500 000 tonnes et une capacité de stockage de 2,3 millions de barils. C’est le plus gros FPSO jamais construit. Il est à présent solidement amarré par 1500m de fond dans le Golfe de Guinée à 150km au sud de Port-Harcourt, d’où il remonte le pétrole depuis le 29 décembre dernier. La collecte atteint en pointe 210KBD soit  10% de la production de Brut du Nigeria ! Le gaz associé est recomprimé puis expédié par pipeline sous-marin pour être liquéfié chez NLNG à Bonny Island. La pression du gisement est maintenue par réinjection d’eau.

En incluant les installations sous-marines (puits, flowlines, risers) le coût du projet fut de 15Mds$, cofinancés essentiellement par Total et CNOOC (chinois), avec Total 100% en charge de la réalisation et de la production. Les entreprises intervenantes principales étaient Samsung Heavy Industry (le bateau), Saipem (flowlines et risers, travaux d’installation offshore), FMC (systèmes subsea, têtes de puits, manifolds), NOV (bouée de chargement) et Seadrill (forage « deepwater »).

C’est un immense succès technique et organisationnel auquel j’ai participé du côté Construction au Nigeria, notamment dans les phases finales d’intégration de modules de superstructures à Lagos et de raccordement offshore.

Une grosse péniche, beaucoup de tuyaux, des entreprises spécialisées,  où est la difficulté ?

Il est vrai que les « contractors » étaient tous forts dans leur spécialité. Mais rien n’est facile quand le produit est inflammable, sous forte pression, en très gros volumes. Et en mer profonde ! La clef de voûte technique est l’expérience de Total, synthétisée dans des standards complets, pratiques et à jour, une chose rare chez les grands pétroliers. Du point de vue organisation des activités sur 4 continents, une solide équipe de pilotage Total menée par une poignée de managers Nigérians et Français, décisifs, aussi compétents que sympathiques. Un coup de chance pour moi. Un point particulièrement épineux fut l’imposition légale d’un fort contenu local, alors que le cœur du projet, le bateau, était un produit coréen. Défi relevé par des investissements conséquents dans les meilleurs « construction yards » de Lagos et Port-Harcourt et la qualité de la main-d’œuvre nigériane. Selon la méthode d’évaluation considérée, entre 20 et 40% du projet fut « nigérian ». J’ai aussi noté une amusante fusion sur le terrain entre les Coréens, les Nigérians et les Français, tous tendus vers le même but.

Des temps forts ?

Pour le projet : l’accélération de la construction du FPSO en Corée avec 6000 ouvriers « sur le pont », les phases de remorquage très délicates pour un si gros bateau – notamment dans le port de Lagos, les gros levages de modules topsides, dont 6 à Lagos avec la plus grosse grue terrestre (capacité 4000t, de la société ALE), assemblée sur le quai pour l’occasion, les campagnes d’installation sous-marine et de raccordements au FPSO, le démarrage sans fuite ni incident. Et pour moi : l’apprentissage permanent et la fierté d’être un des rouages de cette vaste aventure, avec une nette contribution au développement du Nigeria.

Et l’Environnement ? Comment concilies-tu une carrière dans les hydrocarbures et l’aspiration rationnelle de tout ingénieur d’aujourd’hui à lutter contre l’effet de serre et l’épuisement de la Planète ?

Ah, question épineuse ! Ingénieur Jekyll et Mr. Hyde… Tout d’abord se souvenir que l’ennemi public No1 en la matière est le charbon. 40% des émissions mondiales de CO2 en proviennent. 1 KWH électrique produit avec du charbon co-génère en moyenne 1kg de CO2, contre 600g à partir de gaz naturel. Ensuite j’ai la conviction que « l’hydrogène vert » (produit avec de l’électricité renouvelable ou nucléaire) doit être la trame de toute recherche énergétique aujourd’hui, et j’aimerais y participer. Enfin j’ai acquis une Citroën E-Méhari électrique !

Au sujet de l’expatriation, quels conseils pour les jeunes mineurs ?

L’expatriation est un enrichissement à tous points de vue. Mais la vie de couple est mise à mal. Le suivi des études des enfants (à partir de la fin du lycée il est plus facile pour eux d’être en France), la double-carrière parfois, obligent à des séparations longues. J’ai bien passé 13 ou 14 ans hors du foyer, pire qu’un marin. Si le couple n’est pas solidement uni ou si un des deux est fragile, c’est le naufrage garanti. Il faut aussi surveiller de près les aspects impôts et protection sociale, particulièrement dans les transitions professionnelles. Faute de quoi on peut se retrouver à son insu dans l’illégalité ou la précarité.

Enfin, l’expatriation dans des pays en développement ouvre une précieuse fenêtre sur les effets contrastés de la mondialisation, sur la fourniture électrique rare ou irrégulière, sur la coexistence souvent harmonieuse des religions, sur la grande pauvreté, bref une fenêtre sur l’Autre au sens de Ryszard Kapuscinski.


 

Merci Julien pour cette conclusion importante. Nous en profitons pour vivement recommander la lecture d’ « Ebène » de ce même auteur. Tous nos vœux de succès pour ta prochaine aventure, sans doute encore loin du Quartier Latin !




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